Guebwiller 5 mars 2023, Philippe Meyer
Dans ce texte du livre des Actes, on a l’impression de retrouver une sortie de culte dominical, quand les personnes qui veulent se rapprocher d’une certaine façon de comprendre le salut de Dieu viennent demander au pasteur ou s’interrogent entre eux : « et maintenant que devons-nous faire ? » ; sous-entendu : « que devons-nous faire pour rejoindre la communauté ? ». L’apôtre Pierre est très utilitariste dans sa réponse : c’est simple, il faut se faire baptiser, les péchés sont alors pardonnés et on reçoit l’Esprit Saint. Le baptême est à la fois une porte d’entrée dans la communauté, un vecteur pour le salut de Dieu et un mandat pour servir sa parole selon un certain esprit. Tout le processus d’entrée dans l’église primitive est ici indiqué. Ce jour-là, environ 3000 personnes ont reçu le baptême, et leur vie devint « communautaire ». Il s’est passé un évènement dans la vie de ces trois mille personnes et chacune d’entre elles recherche maintenant des jalons sur sa route pour donner forme dans la durée à cette découverte, à cette conversion. L’évènement pourrait rester un point donné de leur vie sans aucune suite, s’ils ne décidaient pas d’instituer une nouvelle vie à partir de ce point inaugural.
L’Église, pourrait se définir comme la mise en commun de tous ces évènements individuels vécus dans la foi. Mais comment passer de l’évènement de la foi, de la rencontre individuelle, du sentiment d’adéquation entre soi et un discours religieux, à l’intégration dans la communauté d'une religion déjà instituée ? Ne risque-t-on pas de perdre la fraîcheur de l’évènement ?
La communauté fait parfois peur. Pour l’homme moderne, l’institution sent souvent la tradition comme une vielle garde-robe qui sentirait la naphtaline. Notre société privilégie l’évènement jusqu’à l’institutionnaliser. On refuse toute tradition, non pour des raisons de cohérence avec sa foi, mais pour ne surtout pas dépendre de prédécesseurs, d’ancêtres, de récits ou d’enseignements instituants des éléments particuliers. La défiance à l’encontre des institutions est telle que dans notre société, l’on a trouvé difficile de garder le terme « d’instituteur » pour la fonction hautement communautaire, voire civique de professeur des écoles.
Dans notre imaginaire, la communauté instituée rime souvent avec un manque de liberté. Et le succès des communautés virtuelles dans lesquelles on reste un temps, s’explique sans doute par le fait même que l’on peut les quitter à tout moment sans autre explication qu’une déconnexion.
Il faut dire que trouver la bonne mesure en matière de lien communautaire n’est pas toujours évident. Regardons les apôtres et ces trois milles convertis. Leur communauté est vécue chaque jour à chaque heure : ils se réunissent dans le temple tous les jours, ils partagent leurs biens, ils se retrouvent dans les maisons pour partager le pain et chaque jour de nouveaux arrivants s’ajoutent à cette communauté estimée de tous. C’est une communauté dont les membres semblent pouvoir disposer de leur temps comme ils l’entendent. Pourtant toutes ces personnes devaient bien avoir un emploi, un commerce, des champs, où elles allaient travailler pour continuer à vivre et à partager leurs biens. On apprend aussi qu’il y a des enfants, puisque Pierre parle d’un salut promis à toute la famille. Comment chacun consacrait-il son temps aux relations communautaires ? Quelle part chacun était-il prêt à consacrer au collectif dans cette expérience ? Et comment acceptaient-ils les règles d’une communauté instituée ?
Ce qui est extraordinaire dans ce texte, c’est le vent formidable d’amitié, de fraternité, et de liberté qui y souffle. On est loin de l’affirmation de Jean-Paul Sartre dans Huis clos : « l’enfer, c’est les autres ». Ici, chacun semble trouver sa place et personne ne semble compliquer les choses pour des enjeux de pouvoir ou d’intérêt personnel. Il faut dire que tous reconnaissent l’autorité de Dieu, ce qui les met, de fait, sur un pied d’égalité les uns avec les autres. Et puis ils sont en recherche et continuent d’apprendre en étant fidèles à l’enseignement des apôtres. Les apôtres deviennent alors des « instituteurs » de la nouvelle église. Ils enseignent les dogmes à retenir, comme par exemple : Jésus est mort et ressuscité, il était le Messie, par son baptême chacun acquiert le salut de Dieu, en lui chacun a la vie éternelle.
Cette façon de vivre la communauté, dans des liens très étroits et quotidiens, peut se rencontrer dans notre monde contemporain, notamment dans le monde religieux, mais sans doute pour des périodes limitées.
Car si l’être humain est un animal social, il a pourtant besoin d’une certaine solitude et de vivre, au moins en partie, de façon autonome.
Alors d’où vient l'impression de vie idéale qui se dégage du témoignage des Actes des apôtres ?
D’où vient que les forces soient si bien équilibrées entre ceux qui viennent demander le salut et ceux qui les accueillent et les baptisent ?
D’où vient que chacun semble pouvoir être libre dans cette institution ?
Peut-être justement parce que c’est un baptême qui marque leur entrée dans cette communauté. Un baptême que les apôtres eux-mêmes ont sans doute reçu et que leur maître nommé Jésus avait lui-même reçu. Jésus lui-même ne se passe pas de ce signe visible de la grâce invisible de Dieu.
Pourtant, Jean le baptiste lui propose de ne pas passer par cette étape. Mais Jésus se sait pécheur, comme tous les autres êtres humains, et c’est pour cette raison qu’il peut instituer une communauté d’apôtres qui le respectent et le suivent
librement. Il a autorité sur eux par son exemplarité et la communion que représente le fait d’avoir reçu le même baptême.
Dans le protestantisme libéral, auquel je suis attaché, la notion de dogme et celle d’institution font un peu frémir le fidèle épris de liberté.
Va-t-on dicter au croyant ce qu’il doit croire ?
Avons-nous des dogmes qu’il faudrait accepter pour pouvoir être chrétien ?
L’appellation chrétien n’est-elle pas trop restrictive pour rendre compte de l’évènement de la foi ?
Et ne doit-on pas décider d’être croyant en refusant toutes les étiquettes et parmi elles celle de « baptisé » ?
Entre spiritualité et institution, les confessions chrétiennes et protestantes qui se réclament de l’effusion du Saint Esprit ou de la conscience individuelle peinent à trouver leur chemin pour ne pas tomber dans une nouvelle orthodoxie. L’orthodoxie étant comprise comme la sclérose de l’évènement Christ dans l’institution de l’Église. C’est ainsi que se dessine le paysage protestant actuel avec au milieu de la balance un protestantisme avec des dogmes qui lui permettent de ne pas entrer en conflit avec les autres confessions chrétiennes et que l’on pourrait qualifier d’orthodoxes, qui sous-entend qu’il y a un ensemble de dogmes à respecter qui lui préexiste tout en s’autorisant à les réinterpréter. Et, de part et d’autre de cette orthodoxie, nous trouvons d’un côté : des communautés qui privilégient l’inspiration d’une vérité révélée et qui s’interdisent de la critiquer parce qu’elle est la vérité (c’est ce qu’on appellerait très rapidement les évangéliques) et d’un autre côté : des communautés qui reconnaissent la multiplicité des expériences de foi et qui critiquent méthodiquement le langage qui les exprime. (C’est ce qu’on appellerait tout aussi rapidement le libéralisme).
Il arrive qu’en tant que libéraux nous affirmions que nous n’avons pas de dogme. Mais l’institution d’une communauté peut-elle se faire sans une dimension dogmatique du langage ?
Le théologien Guilhen Antier pose le problème dans son recueil d’articles : Les protestants ont-ils le sens de l’Église ? Il écrit : « Mais qu’est-ce qu’un dogme ? (…) Est-ce un énoncé dogmatique particulier qui prétendrait énoncer une vérité intemporelle au contenu immuable, avec, de surcroît, une prétention à forcer les consciences. Cette vision simpliste et autoritariste du dogme (…) passe complètement à côté du fait que le dogme au sens le plus noble et le plus essentiel représente l’impossibilité pour l’humain de s’auto-fonder. Là réside paradoxalement, la source de sa liberté : car si tout humain hérite en naissant d’un arsenal symbolique que, certes, il ne choisit pas et qui détermine largement son identité, sa vision du monde, sa conduite, etc… Il lui revient ensuite, en existant, de faire jouer celui-ci de façon imaginative et singulière dans un processus permanent de dialogue et d’interprétation. »
Le théologien critique ici une certaine théologie libérale qui refuse les énoncés théologiques constitutifs de la tradition chrétienne, comme si le fait qu’ils existent empêchait, de fait, de les critiquer ou de les réinterpréter.
Mais contrairement à ce que l’on croit trop souvent, je cite à nouveau : « les dogmes se discutent et c’est dans cette discussion, cette réinterprétation constante que se joue la liberté du chrétien. » Et le théologien ajoute : « Il y a une plasticité du dogme qui donne lieu à un travail incessant de transmission, traduction, trahison, déconstruction, recréation, et qui est la marque même de la vie culturelle. »
Le lieu de la liberté de conscience
En d’autres termes, si l’Église s’institue sur des mots transmis, des textes et des témoignages reçus, elle n’en demeure pas moins le lieu de la liberté de conscience de ceux qui travaillent à l’interprétation de ces héritages. La communauté que nous décrivent les Actes des apôtres n’est pas autoritaire mais l’autorité qui la fonde est précisément celle d’un Dieu qui libère et permet de faire vivre et élaborer une culture de la liberté individuelle grâce au collectif. Dans ce sens, l’église est un tissu de relations et les dogmes en sont les vecteurs. À condition, bien sûr, de travailler à ce dialogue, à cette critique, à cette création constante d’idées, de symboles et de signes.
Aujourd’hui, dans nos communautés, nous réfléchissons souvent à la fonction de Messie attribuée à Jésus dans les Écritures. Ce n’est pas seulement pour savoir la définition du mot Messie. Ce travail nous amène à dialoguer avec des textes, avec les autres, et parfois même avec nous-même. Nous apprenons cette gymnastique mentale qui consiste à critiquer un terme hérité pour le faire sien dans une culture propre. Sans doute, à la sortie de ces petites causeries, nous aurons retenu une histoire de ce mot, mais chacun lui aura donné un sens particulier dans sa foi. C’est là que se construit la liberté. Il en va de même pour toutes les activités que nous pouvons nous voir proposer dans nos communautés, des concerts spirituels qui nous font méditer en musique des dimensions de notre foi, au club de lecture, aux partages bibliques en passant bien sûr par les cultes. A chaque fois, nous remettons les mots hérités du passé sur le métier pour les réinterpréter dans notre présent. Aujourd’hui souvenons-nous de notre baptême. Souvenons-nous de ce signe qui vient de loin et qui pourrait être compris comme une contrainte identitaire. Mais faut-il jeter le signe avec l’eau du baptême ? Ou accepter de l’instituer comme récit inaugural de notre liberté ? Nous sommes entrés un jour dans le langage de la foi, notre travail d’interprète a commencé à ce moment-là, et se poursuit encore aujourd’hui, ici, entre héritage et création.
AMEN
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