« Consolez, consolez mon peuple », c'est l'antique voix du prophète Ésaïe qui résonne dans le désert depuis la nuit des temps. Il m'arrive souvent de partager cet extraordinaire de la foi d'Israël avec vous. Dans toute l'histoire des religions mondiales, depuis que l'homme existe, ce peuple de bergers, ballotté par le vent de l'histoire et par le destin des grands empires a développé une compréhension profondément originale de sa relation avec le divin.
Le Dieu d'Israël n'est pas le même Dieu que celui des autres peuples de l'antique orient. D'abord parce que contrairement à ces dieux-là, il est seul ! Nous qui sommes tellement habitués à croire en un Dieu unique, voire même en un Dieu personnel, proche de nous et à qui nous pouvons adresser nos prières, n'avons plus conscience de ce que cela pouvait être que d'être le jouet des caprices et des rivalités des dieux entre eux. Rien ne pouvait arriver à l'homme dans les sociétés du proche et du moyen-orient qui ne soit le résultat d'une lutte entre des forces contraires. Qu'il s'agisse de l'ancienne Perse, de l'ancienne Égypte, de la Grèce Homérique ou des divinités assyriennes ou de l'ancienne Palestine, les dieux sont nombreux, ils sont légions, ils sont foison et l'homme est seul, embarqué sur la barque du hasard. Et si il peut parfois se jouer du destin, c'est par la ruse, celle d'Ulysse par exemple, pourtant favorisé par un dieu mais poursuivi par un autre.
Rien de tout cela dans la parole d'Ésaïe. Au tumulte des dieux en rivalité succède la tranquille assurance de ce Dieu qui monte sereinement sur la route de Jérusalem pour prendre possession de sa ville et de son peuple : « Ouvrez le chemin de l'Éternel, nivelez dans la steppe une route pour notre Dieu ». L'image est grandiose et elle frappe les imaginations. Il vient en majesté et rien ne peut s'opposer à sa venue. Mais s'il vient, ce n'est pas pour la terreur, la punition ni la destruction. Au contraire : « Monte sur une haute montagne, Sion, messagère de bonheur, Jérusalem, messagère de bonheur », le Dieu qui vient vers toi pour dominer sur toi veut être pour toi comme un berger qui fera paître son troupeau et en assurera la tranquillité et la paix.
La beauté et la force d'Ésaïe se trouvent entièrement dans la puissance d'évocation des images qu'il convoque et dont il inonde notre cœur. On ne peut être que soulevé et rassuré à l'entendre, rien ne peut nous arriver, rien ne peut nous surprendre et rien ne peut nous abattre. Comme nous aimerions que cela soit vrai. Mais depuis Ésaïe, tant et tant de temps est passé, tant et tant d'armées ont dévasté le pays, tant et tant d'idoles ont submergé les cœurs que le nom même de Dieu paraît avoir disparu. À tel point qu'il faut un nouveau prophète, un nouvel Ésaïe, qui apparaisse sur la scène du monde pour reprendre le vieux chant « Consolez, consolez mon peuple » car s'il y a bien une chose qui ne change pas, c'est justement le cœur de l'homme, toujours prompt à oublier le bien et à rechercher le mal. Mais dans cette nuit du monde se lève un homme. Un homme qui n'a pas peur des puissants, qui ne craint pas de déplaire ni de choquer, qui n'hésite pas à dire son fait au roi, à dénoncer ses lâchetés et ses compromissions. Et qu'arrive-t-il donc à ce courageux ? À celui qui s'est levé un jour au bord de la rivière pour appeler le peuple à la repentance et à manifester cette repentance par le baptême ? Qu'arrive-t-il à ce prophète du désert qui voulait aplanir le chemin du Seigneur et qui avait reconnu en Jésus, l'envoyé de Dieu. Messager de la vérité, porteur de la parole de Dieu, il devrait être écouté, respecté et tout le monde devrait le suivre.
Un appel à la révolte
Au lieu de cela, nous découvrons Jean-Baptiste « dans sa prison ». L'évangile nous en parle comme ça, comme si c'était normal. Matthieu avait laissé Jean-Baptiste au bord du Jourdain après le baptême de Jésus. Souvenez-vous, les cieux s'étaient ouverts et une voix avait désigné Jésus comme « le fils bien-aimé » et Jean était sorti de l'histoire jusqu'à ce qu'on le retrouve sans trop savoir pourquoi « dans sa prison ». On apprendra plus tard comment Jean en est arrivé là. Une banale histoire de corruption et d'adultère que Jean aura dénoncé et il aura suffi d'une danse pour que sa tête roule aux pieds de Salomé (Mt 14, 1-12). Il ne fait pas bon être prophète en Israël au temps du Christ.
Mais nous n'en sommes pas encore là. Pour le moment, Jean est emprisonné et l'angoisse doit le disputer à l'inquiétude. Comme est-ce possible ? Sa mission de rédemption est menacée, il sait que Hérode est un roi cruel à la solde des Romains. Lui qui était suivi par les foules est maintenant à la merci de ses ennemis et ne faudrait-il pas qu'il organise un soulèvement pour qu'à la faveur de son évasion, Dieu soit rétabli sur le trône de Jérusalem ? Ce danger d'un soulèvement était justement ce que craignait le plus Hérode et c'est dans cette atmosphère de veillée d'armes que Jean envoie ses disciples se renseigner sur l'état d'esprit de Jésus et de ses disciples.
En effet, il ne faut pas imaginer Jean comme un agneau se laissant mener au sacrifice. En ce temps-là, en Israël, les bruits et les fureurs sont nombreuses et les troupes qui veulent leur part le sont tout autant. Et elles se rassemblent toutes au nom de Dieu pour établir le règne de la vérité, de la pureté et de l'obéissance. Les attentats sont nombreux, les troupes romaines sont harcelées, on craint une insurrection et on a raison de la craindre. Ces hébreux se sont à l'époque rebellés contre leurs maîtres grecs. Nous venons de sortir de la fête de Hanoukka, la fête des lumières et nous avons dit à nos amis juifs toute notre solidarité et notre compassion dans ces temps difficiles. Mais Hanoukka, ce n'est pas juste la fête des lumières comme l'est notre Noël, ce n'est pas la lumière qui surgit à nouveau dans la nuit du monde. C'est le souvenir d'un insurrection violente dont le souvenir est à l'époque de Jean et de Jésus encore bien présente, la révolte de Judas Maccabée au 2e siècle avant notre ère.
Il peut être surprenant de découvrir Jean-Baptiste comme le meneur d'une révolte mais c'est bien le sens de sa question « est-tu celui que nous attendons ou devons-nous en attendre un autre ? » Sous-entendu « prendras-tu la tête de la révolte ? Ou devons-nous faire allégeance à un autre ? ». Jean n'a aucun doute sur la dignité de Jésus, il l'a reconnu et il a même accepté que certains de ses disciples le quittent pour rejoindre celui qui est plus grand que lui. Jean pense que le temps est venu pour prendre la suite des glorieux ancêtres et restaurer la puissance de Dieu dans le temple.
Mais Jésus remet les pendules à l'heure. Il n'est pas venu pour mener une révolte guerrière, chasser les Romains et leurs larbins. Vous avez remarqué le contre-pied de sa réponse. « Les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres. Heureux celui pour qui je ne serai pas un occasion de chute ! ». Autrement dit « ne te trompes pas sur mon compte, je ne suis pas venu pour mener ta révolte ni renverser les puissances mais pour annoncer l'évangile, le bouleversement intérieur de l'homme et son retour à Dieu plutôt que dans les apparats du pouvoir et du temple ».
Au ralliement espéré par Jean, Jésus répond par un refus ! Certes poli mais ferme. Et Jésus explique pourquoi à ses disciples. Parce qu'évidemment, ceux-ci sont déçus, ils auraient voulu que leur maître les encourage pour aider les disciples de Jean à libérer ce dernier et on prend la route du désert pour se réfugier, peut-être à Qumran où il y a des fidèles qui vivent dans l'attente du Grand soir. Et Jésus de leur parler à sa manière, tendre et délicate. Il commence par dire tout le bien qu'il pense de Jean et de l'intégrité de son combat. Il dit toute son admiration « vous n'êtes pas allés au désert voir un guignol ni au palais voir un serviteur du pouvoir, non vous êtes allés voir un prophète. Aussi grand et aussi important que ceux dont il porte la parole, aussi grand et respectable que le grand Ésaïe lui-même, voilà quel est mon ami, mon cousin, Jean, celui qui m'a baptisé et m'a montré la voie. » Jésus ne tarît pas d'éloges « En vérité, en vérité, je vous le dit, parmi ceux qui sont nés de femmes, il ne s'en est pas levé de plus grand que Jean-Baptiste ! » On fait difficilement plus bel éloge !
Cependant
« Cependant… ». Tout est là, dans ce suspens, dans cet instant d'une phrase, d'un mot qui dit toute la différence entre le Christ et les religions, qui dit toute la bascule qui a surgi dans le monde entre Noël et Pâques, dans cet homme, Jésus, que nous, contrairement à Jean-Baptiste, nous appelons bien le Christ. Il le redira aux jours de son martyre « Mon Royaume n'est pas de ce monde », il le dit déjà : « Jean est le plus grand que la terre ait jamais porté mais le plus petit dans mon royaume sera toujours plus grand que lui. »
Parce que son royaume ne doit pas être celui de la violence, de la contrainte et de l'obéissance mais de la conviction, de la restauration et de la sanctification. Jusqu'à Jean-Baptiste, et celui-ci y compris, ce sont les violents qui s'en emparent. Jean est le dernier, c'est celui qui était attendu, c'est lui Élie qui devait revenir. Voilà ce qu'explique Jésus à ses disciples : « Jean est venu pour finir quelque chose, le temps de la révélation de Dieu à son seul peuple d'Israël, il est temps aujourd'hui que l'ensemble des pauvres de l'humanité entière entende ce que j'ai à dire, car je ne suis pas venu seulement pour le troupeau d'Israël mais pour toute l'humanité, en tous temps et tous lieux. »
Ce n'est pas le temps de la révolte. Jean voyait venir Dieu sur la route de Jérusalem en roi de gloire et de victoire. Jésus le révèle venant sur le chemin de nos vies et de notre cœur pour relever ceux qui peinent à marcher, ouvrir nos oreilles à la douleur et à la beauté du monde, relever nos têtes de tout ce qui nous abat et nous affaiblis. Jean voyait la restauration d'un Royaume de Dieu installé sur la terre d'Israël avec le temple comme axe du monde. Jésus annonce son Royaume partout où une main est tendue au nom de Dieu, partout où le nom de Dieu est honoré, partout où le fort se met au service du faible plutôt que de l'écraser, partout où des hommes et des femmes que rien ne prédispose à former une communauté se réunissent autour d'une parole qui les porte et les envoie au service de leurs frères et sœurs plutôt que derrière les murs de la crainte.
« Devons-nous en attendre un autre ou es-tu celui qui doit venir ? » La question de Jean est toujours-là mais en ce qui nous concerne, c'est parce que nous y avons répondu que nous sommes réunis. Chacun à sa manière et dans son histoire, nous avons dit que « non, nous n'en attendrons pas un autre, le Christ, celui qui nous donné sa vie au lieu d'en mourir, celui-là est toute notre vie ». Nous ne suivrons aucun autre maître, fut-il aussi grand et respectable que le serait Jean-Baptiste lui-même. Alors, bien sûr, nos aveugles n'ont pas encore complètement retrouvé la vue, nous restons parfois sourds à bien des appels de souffrance et nous continuons à boiter parce que nous nous heurtons à tout ce qui nous éloigne de ce Royaume mais dans notre pauvreté, nous entendons une parole de consolation, cette même parole venue du fond des âges « Consolez, Consolez mon peuple, vous qui êtes si petits dans mon Royaume, vous n'en êtes déjà pas moins plus grands que Jean-Baptiste. ».
Roland Kauffmann, 17 décembre 2023
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