« L'homme le plus célèbre du monde », c'est ainsi que le magazine Life qualifiait Albert Schweitzer en 1947 alors même que le médecin de Lambaréné n'avait encore ni reçu le Prix Nobel de la paix en 1954 ni lancé ses fameux appels au désarmement nucléaire à Radio Oslo en 1957. Force est pourtant de constater que le public francophone d'aujourd'hui connaît peu les multiples facettes de « l'homme de Gunsbach et citoyen du monde » tel qu'il aimait à se qualifier lui-même. La biographie publiée en ce début d'année du 150e anniversaire de sa naissance, en 1875, sous la plume de Matthieu Arnold, vient donc à point nommé.
Professeur d’histoire du christianisme moderne et contemporain à la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg et auteur de la biographie de référence de Martin Luther aux mêmes éditions en 2017, Matthieu Arnold présente la vie, l’œuvre et la pensée d'Albert Schweitzer d'une manière à la fois d'une grande rigueur scientifique, nourrie des documents d'archives, et d'une grande lisibilité pour un public non connaisseur, relatant les aspects quasi romanesques de celui qui fut aussi à l'aise « À l'orée de la forêt vierge » que dans les salons norvégiens, aussi libre envers les grands de ce monde que fraternel envers ses malades gabonais.
L'originalité de cette biographie est avant tout de suivre résolument le fil rouge de la double culture, française et allemande, d'Albert Schweitzer alors même que les biographes antérieurs cherchaient à le situer dans l'une plutôt que dans l'autre. Un autre des intérêts majeurs de cette nouvelle biographie est de se fonder sur un grand nombre de textes jusqu'alors inédits en français. Qu'il s'agisse des correspondances entre le Schweitzer d'avant Lambaréné avec celle qui allait devenir son épouse, Hélène Bresslau, des archives de la Société des Missions de Paris, des archives universitaires ou de l'Église luthérienne d'Alsace et de Lorraine, voire des archives policières (!), le biographe offre, grâce à ces sources nouvelles, un portrait bien plus complexe et plus riche que cela n'avait été jusque ici possible.
Né en 1875 à Gunsbach, village d'une Alsace alors allemande et mort en 1965 à Lambaréné au Gabon, Albert Schweitzer aura été l'homme de plusieurs époques. Celle d'une Europe où circulent les idées et les artistes comme lui de Barcelone à Berlin, en passant sans autre par Paris ou par Londres, celle de la montée des périls, celle de la crise de civilisation dont la première guerre mondiale sera la conséquence, celle de l'épopée missionnaire nationaliste et confessionnelle, celle des totalitarismes, celle de la décolonisation et dans toutes ces périodes suivant inlassablement son sillon, sa conviction pour répondre à l'appel de Jésus : « toi, suis-moi ! », véritable boussole du théologien libéral, du philosophe du « respect de la vie », de l’interprète de Jean-Sébastien Bach, du prédicateur refusant en 1918 d'associer Dieu au camp des vainqueurs et de le rendre ainsi responsable de la mort des vaincus, enfants de ses paroissiens strasbourgeois.
Bien des critiques se sont élevées contre le « vieux docteur blanc » ou contre le « déiste qui ne mérite plus de porter le nom de chrétien » ou encore le « naïf devant la menace soviétique », montrant d'ailleurs par là l'étendu des domaines d'intervention de Schweitzer. Le biographe se fait l'écho de chacune d'entre elles sans pour autant imposer un avis mais en présentant les faits tels qu'ils se donnent à connaître en laissant le lecteur libre de son jugement. D'une certaine manière, en déconstruisant ainsi certaines légendes, qu'elles viennent des adversaires ou des amis, voire de Schweitzer lui-même, Matthieu Arnold reprend les méthodes que Schweitzer appliquait à ce qu'il était possible de connaître de Jésus à travers les documents et la relation qu'en faisaient les disciples.
Par son ampleur, cette biographie permet de découvrir les nombreux domaines où Schweitzer, homme de son temps, fut précurseur, la notion même « d'action humanitaire sans frontières » plutôt que « d'action missionnaire française ou allemande » pour ne prendre qu'un seul exemple. Par sa précision, elle est appelée à être d'ores et déjà la référence en la matière. Par son analyse, elle montre les pertinences et l'extrême modernité de la pensée schweitzerienne pour notre époque marquée par des crises politiques, sociales et environnementales exacerbées et pour lesquelles l'éthique du respect de la vie peut s'avérer féconde et inspirante.
Un compte rendu de Roland Kauffmann, pour LibreSens
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