La compassion comme règle de vie
- Roland Kauffmann
- 8 oct.
- 7 min de lecture

Pouvez-vous imaginer le scandale ? Pouvons-nous nous faire une idée de la réaction des foules qui devaient être rassemblées dans le temple de Jérusalem ce matin ou ce jour où le prophète Ésaïe s'est levée et à prononcé ces mots « Le jeûne que je préfère… ».
Ils devaient tous être là, dans l'émotion et la crainte, le jour d'une grande fête semblable à la nôtre aujourd'hui. Une de ces fêtes typiques des sociétés anciennes où l'on amenait devant l'autel des produits de la terre pour remercier le ciel de ses bienfaits et lui sacrifier le meilleur de ce que la terre avait donné. On mettait une part de côté pour un repas sacrificiel auquel on associait le dieu qui avait, par ses générosités, permis à son peuple de subsister.
Dans les sociétés agricoles comme l'ancienne Égypte et les civilisations du croissant fertile, ces fêtes étaient l'occasion de célébrations rituelles au commencement de la saison froide. On faisait le compte de tout ce que l'été avait produit et de tout ce que l'on pouvait conserver pour la longue saison froide qui allait venir. Devant l'exubérance des cultes idolâtres, les prêtres du peuple hébreu avaient innové. Au lieu des beuveries qu'ils voyaient chez leurs voisins, notamment les Phéniciens ou les Cananéens, les Palestiniens de l'époque, ils avaient institué des cérémonies de « jeûne et prière » où le peuple devait se réunir, procéder à des sacrifices, de manière à se concilier les grâces du Dieu d'Israël, créateur du ciel et de la terre, dispensateur de tous les biens et protecteur contre toutes les misères.
Sans doute étaient-ils nombreux, tous ces bergers, cultivateurs ou négociants qui avaient ce jour-là fait le déplacement et qui avaient offert le meilleur de leur production pour garnir les entrepôts du temple et qui, en jeûnant eux-mêmes dans une attitude de contrition et repentance, espéraient que l'Éternel Dieu leur serait favorable.
Imaginez le silence de cette foule lorsqu'elle voit le prophète se lever. Elle attend, elle espère, elle imagine. On peut imaginer Ésaïe à la tribune avec les prêtres et dans le déroulement de la liturgie, on peut le voir se lever, demander le silence et prononcer ces mots « détache les chaînes, dénoue les liens, renvoie libre… » Imaginez la stupeur de ces propriétaires dont la richesse est entretenue par le labeur de ce que l'on appelle pas encore des prolétaires mais bel et bien des esclaves. Imaginez leur silence ou leur colère.
On peut aussi imaginer Ésaïe dans un coin de l'esplanade du temple, seul ou avec quelques fidèles, qui, voyant sur la tribune jeûner ceux qui, le reste de l'année, vivent dans l'opulence et le luxe, se lève et crie son indignation. On peut le voir, au milieu de cette foule, sans doute silencieuse ou au contraire dans le tumulte des prières s'élevant vers Dieu, se dresser et proclamer « partage ton pain avec celui qui a faim et ne te détourne pas de celui qui est ton semblable ».
On peut encore imaginer Ésaïe dans le secret de sa chambre, en train de méditer sur la voie du monde et s'élever dans le tumulte de sa conscience en voyant l'hypocrisie dans laquelle sont ses contemporains. Eux qui exploitent la misère et la peine de leurs ouvriers et se détournent de leurs prochains dans l'indifférence, en négligeant ce qui est le devoir ultime : le devoir de compassion et de solidarité.
Qu'il soit sur la tribune devant une foule médusée, dans un coin du temple devant une foule indifférente ou dans le silence de sa table de travail, les mots d'Ésaïe sont un cri d'alarme et une annonce toujours actuelle pour nous aujourd'hui.
La règle d'or
Le premier devoir du fidèle, de celui qui prétend aimer Dieu, est d'assister et de porter secours à tous ceux qui en ont le besoin, quelles que soient les causes et les raisons de leurs situations. Et à ceux qui se demandent comment faire et dans quelles limites faire le bien, il répond par cette règle simple : « offres à l'affamé, ce que tu désires toi-même ».
Devant celui qui a faim de pain, imagines ce que tu aimerais si tu étais dans sa situation. Devant celui qui a soif de justice, imagines ce que tu voudrais si tu étais toi-même opprimé. Devant celui qui est humilié, bafoué, privé de ses droits, imagines quelles seraient tes propres espérances. Si nous devions aujourd'hui quitter notre pays devant la guerre ou la misère, comment aimerions-nous être accueillis de l'autre côté de la frontière ou de la mer ? Si nous devions affronter la disette ou la mauvaise récolte, quelles solidarités espérerions-nous ? Si nous devions dans notre travail récolter la fatigue sans un juste salaire, quelles changements attendrions-nous ?
Si nous sommes malades, nous espérons des soins. Si nous sommes isolés, nous espérons une présence. Si nous sommes négligés, nous espérons de l'attention. Et ce que nous désirons pour nous-mêmes, il nous est facile de comprendre que l'autre espère et désire la même chose.
L'utopie biblique d'un monde où nul ne manquerait de rien de ce qui lui est nécessaire, de rien de ce qui est vital à la fois pour le corps et pour l'âme, est au cœur de cette protestation du prophète Ésaïe. Elle est au cœur de l'éthique du respect de la vie parce qu'elle est fondée sur ce qui est unique dans l'humanité au sein de tout ce qui est vivant.
La compassion, terme aujourd'hui si souvent galvaudé, moqué ou relégué dans des spiritualités orientales est pourtant ce qui nous différencie de manière radicale de tous les autres vivants. Lorsqu'en 1908, dans sa première prédication consacrée aux souffrances animales, Albert Schweitzer déclare « il ne faut pas que les hommes par ignorance se comportent sans compassion, il faut au contraire qu'ils agissent par miséricorde, la disposition la plus divine de l'âme humaine »[1]. La miséricorde et la compassion sont la même chose pour Schweitzer. Il part du constat que l'homme parmi tous les vivants est le seul à pouvoir se mettre à la place de l'autre vivant et même de ce qui n'est pas vivant.
L'homme, et c'est la base de sa responsabilité, est le seul à pouvoir ressentir, imaginer et comprendre ce que l'autre, qu'il soit humain ou non peut ressentir. Parce qu'il est aussi le seul à savoir qu'il existe une infinité de réalités et qu'il est aussi le seul à pouvoir agir. Les plantes qui nous ont donné ces fruits qui sont maintenant autour de notre table ne nous veulent ni bien ni mal. Elles font ce que leur nature les conduit à faire. Les abeilles qui ont produit le miel ne savent pas qu'elles le font pour nous, de même les baleines ne savent pas qu'existent les abeilles. Nous sommes les seuls dans l'ordre du vivant à savoir que tout cela existe et répond à une forme d'harmonie et d'équilibre ou à l'inverse souffre de désordre et de dérèglement.
De même que nous sommes les seuls à pouvoir éprouver les souffrances du monde animal ou végétal, nous sommes aussi les seuls à pouvoir éprouver les misères et les souffrances des hommes et des femmes qui partout dans le monde subissent l'oppression politique, sociale, économique ou religieuse.
Plus grande notre liberté, plus grande notre responsabilité
À l'époque d'Ésaïe, ses auditeurs connaissaient la souffrance de leurs proches. À l'époque de Schweitzer, ses auditeurs connaissaient la souffrance des peuples colonisés et il se préparait à partir pour prendre sa part dans le grand soulagement qu'il appelait de ses vœux. Nous aujourd'hui connaissons la souffrance des femmes d'Afghanistan et d'Iran ; nous connaissons la misère des mineurs de ces métaux qui sont si nécessaires à notre confort comme le Coltan du Congo ; nous connaissons la faim et la détresse des Palestiniens ; nous connaissons la peur et le désespoir des Ukrainiens. La liste des chaînes de la méchanceté qu'il nous faudrait délier est si longue et si désespérante que la tentation existe évidemment de s'en détacher et de les oublier en rendant grâce qu'elles ne nous atteignent pas.
Mais si la conscience des douleurs est une source permanente de tristesse pour celui qui ose regarder le monde tel qu'il va mal, Ésaïe nous relève « ta lumière poindra comme l'aurore, ta justice marchera devant toi, tu crieras et l'Éternel répondra : me voici ! ».
C'est la promesse qui nous est faite dès que nous manifestons de la compassion, c'est-à-dire de la miséricorde, ou encore de l'empathie comme on dit aujourd'hui. N'ayons pas honte d'être miséricordieux. Être miséricordieux, ce n'est pas simplement pardonner à ceux qui nous ont fait du mal. Être miséricordieux comme l'Éternel Dieu l'est envers nous c'est relever ceux qui sont tombés, soulager ceux qui souffrent, accueillir ceux qui sont jetés sur les routes.
La rédemption dont parle Ésaïe dans ce texte extraordinaire, c'est de soulager les souffrances en se mettant à la place de celui qui souffre et en lui offrant ce que l'on aimerait recevoir si nous étions dans sa situation. C'est alors, dans la solidarité concrète, qu'elle se manifeste en temps consacré, en argent ou en combat politique, administratif ou judiciaire, que se lève notre aurore et que nous recevons au centuple de ce que nous avons donné.
Nous sommes nombreux dans notre paroisse à soutenir ainsi par notre temps, notre énergie, notre argent ou notre intelligence des œuvres sociales, humanitaires, environnementales, culturelles ou émancipatrices. Et au moment de rendre grâce pour les fruits de nos travaux, qu'ils soient matériels ou spirituels, pour ce que la terre nous a donné mais aussi pour ce que notre travail nous a apporté, souvenons-nous que la meilleure part en est toujours celle que l'on partage.
La miséricorde que nous devons avoir pour le monde et tout ce qui nous entoure est la plus grande manifestation de la dignité humaine. Le fait de prendre part à l'existence des autres êtres, de s'ouvrir à eux, de se soucier de leur sort, de se sentir concerné par leur sort en cherchant à soulager les souffrances, est le fondement de l'éthique chrétienne enracinée dans l'appel du prophète.
Rendre grâce pour les récoltes comme nous le faisons aujourd'hui, ce n'est pas demander à Dieu de nous en donner toujours plus ni même de nous préserver du besoin. C'est nous souvenir que l'homme ne vivra pas que de pain mais qu'il vivra aussi de dignité, de respect, de solidarité et de liberté. C'est nous souvenir « qu'aucun bien extérieur n'est véritablement nôtre mais qu'il nous est donné pour le faire fructifier »[2] au bénéfice d'un autre que nous.
À nous qui sommes libres parce que nous sommes fidèles à l'appel de Jésus, reviennent cette responsabilité et cette promesse d'être « comme un jardin arrosé, comme un point d'eau dont les eaux ne déçoivent pas ».
Roland Kauffmann
[1] Albert Schweitzer, sermon du 13 décembre 1908, sur Romains 8, 22 « Nous le savons en effet, toute la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement », Respect et responsabilité pour la vie, Arthaud poche, éd. Jean-Paul Sorg, 2019, pp. 33-52, p.47.
[2] Albert Schweitzer, « Examen des fondements de la moralité », dans « L'humanité et l'humain » Wir Epigonen [1917], Respect et responsabilité pour la vie, Arthaud poche, éd. Jean-Paul Sorg, 2019, pp. 83-99, p.99.







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