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Conférences Kastler

le 24 janvier 2025, la première des Conférences Kastler organisées dans le cadre de l'année du 150e anniversaire de la naissance d'Albert Schweitzer a été l'occasion pour un public nombreux de découvrir les cohérences entre la vie et l'oeuvre des deux Prix Nobel alsaciens que sont Albert Schweitzer et Alfred Kastler.

Une conférence intitulée "Albert Schweitzer et Alfred Kastler, deux esprits libres"

Retrouvez ci-dessous une communication de Jean-Sorg à propos d'Alfred Kastler

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Jean-Paul Sorg devant un public attentif

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et nombreux

ALFRED KASTLER - ENRACINEMENT PROTESTANT ET ENGAGEMENT LAÏQUE

De double langue et culture, allemande, puis française, par les coups de l’histoire, Alfred Kastler a été aussi, sur cette base même, l’homme d’une double sensibilité, religieuse et laïque, celle-ci renforcée et constamment nourrie par son rationalisme scientifique, en quelque sorte professionnel. Non sans tension, il a uni en lui ces deux composantes, qui, il est vrai, ne sont pas les plus contradictoires qui soient. On observe, cependant, qu’entre les pays européens cette unification, qui semble acquise pour les uns, continue à faire problème pour les autres.

Parmi les dizaines (peut-être) de présidences d’honneur, que lui valait sa célébrité de prix Nobel, mais qui résultaient aussi, directement, de ses multiples engagements et intérêts, il avait assumé en particulier celle du comité directeur du cercle parisien de la Ligue française de l’enseignement, qui publiait tous les deux mois ses Cahiers laïques. Le n° 200, de novembre-décembre 1985, lui a été consacré à titre posthume et le salue comme un fidèle militant. Il fait 50 pages et contient de précieux témoignages historiques. J’ai pu m’en inspirer pour cette brève étude.

 

De l’avis de Jean Brossel, qui a été longtemps son collègue de laboratoire et son ami le plus proche, «l’adolescence de Kastler s’est déroulée dans un milieu familial où il a reçu une éducation protestante stricte et sévère. Certains traits de sa personnalité en ont gardé la marque tout au long de sa vie.»

Quelle éducation protestante n’est pas stricte, on se le demande! Mais en l’occurrence et vu l’époque, ce stéréotype renferme une part de vérité. Les références et les valeurs alors étaient claires, ancrées dans des habitudes qui disciplinaient l’âme. Ce qui n’empêchait pas les satisfactions, les joies, bien au contraire. Le père d’Alfred Kastler, qui avait des talents de musicien, tenait l’orgue au temple et parfois, « c’étaient ses jours de gloire » (selon les souvenirs de son petit-fils Daniel), il avait le droit - le devoir – « de remplacer pour un sermon le pasteur malade ».

Que ce soit à l’église réformée de Guebwiller ou à l’église luthérienne de Horbourg, près de Colmar, où ils s’installèrent en septembre 1914, les Kastler furent sûrement des paroissiens exemplaires, fidèles et actifs.

 

Après novembre 1918, changement de nationalité. Les adaptations à un nouveau système d’enseignement et à la culture française ne se feront pas sans douleurs. Le jeune Kastler, influencé par les théories pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau, auteur suisse protestant, eut la tentation de renoncer aux études intellectuelles et de se faire menuisier. La crise surmontée, il intégra, à dix-neuf ans, l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm, et là, interne, il se sentit assez rapidement à l’aise, «conquis», a écrit son fils Daniel, «par l’atmosphère de joyeuse impertinence, sur fond d’idéalisme, qui régnait à l’École, en plaisant contraste sans doute avec le climat un peu lourd du luthéranisme germanique de son enfance».

Il est clair que, jugé par un esprit français libre, le luthéranisme germanique ne saurait être que « lourd ». L’atmosphère de « joyeuse impertinence » fut, aux dires de l’intéressé lui-même, une atmosphère « fraternelle », chargée, agitée de valeurs laïques, dont il découvrait avec enthousiasme la bonne nouveauté : « absence totale de chauvinisme, compréhension universelle, léger et souriant irrespect de toute autorité, attachement à toutes les causes généreuses ». Son éducation laïque républicaine, ainsi entamée à l’École, fut encore consolidée par son mariage en 1924 avec Élise Cosset, une normalienne de Sèvres, historienne, et son insertion subséquente dans sa belle-famille, typiquement française, de souche charentaise, et composée depuis deux générations d’enseignants de l’école publique. Contraste et vive discussion, lors de la journée des noces, entre les deux papas : d’un côté, le bon luthérien alsacien et, de l’autre, l’instituteur laïque aux idées et à l’ironie voltairiennes. Les deux hommes, cependant, fraternisèrent entre la poire et le fromage, dans un esprit de tolérance et de progrès qui leur était commun. Un luthérien (ou aussi bien un réformé) peut se montrer sévère, mais il n’est pas un calotin !

Durant toute sa vie, le fils, Alfred, conservera des parts importantes de son héritage protestant, enrichies de sa foi laïque en la raison et l’égalité foncière de tous les hommes. Substance éthique du protestantisme : le sens de la responsabilité et donc l’intelligence de la nécessité des compromis, des ententes mutuelles, le respect de l’autre et l’effort pour comprendre son altérité justement, en se privant du plaisir de dénoncer et déplorer l’obscurantisme de celui qui ne croit pas comme vous. Plaisir auquel un laïque français ne résiste pas toujours... Lors d’un meeting à la Mutualité en 1966, pour la paix au Vietnam, Kastler, assis à la tribune à côté de Sartre, recueillit des huées, quand il appela à la recherche d’un compromis entre les belligérants. Il n’avait pas senti que la salle désirait en réalité la poursuite de la guerre jusqu’à la victoire des communistes et qu’elle primait la radicalité.

Dans tous ses combats, pacifistes, humanitaires, écologiques, si idéalistes parfois et perdus d’avance, Kastler avait toujours eu le souci d’allier, selon les termes de Max Weber, sociologue protestant, l’éthique de responsabilité à l’éthique de conviction. L’objectif d’un engagement n’est pas de faire gagner son camp contre l’autre, mais d’aider, de sauver sur le terrain des hommes ou des peuples qui sont en détresse. Il n’avait pas connu personnellement son célèbre compatriote Albert Schweitzer et il le regrettait, mais après sa mort à Lambaréné en 1965, Kastler, devenu l’année d’après le deuxième prix Nobel alsacien (ou le troisième, en toute rigueur, si on n’oublie pas le mulhousien Alfred Werner, prix de chimie en 1913), fit pratiquement sienne son éthique du respect de la vie et de la responsabilité, «élargie à l’infini, envers tout ce qui vit». Cette éthique devait correspondre à sa propre sensibilité (pareillement protestante et...alsacienne ! ) et elle éclairait d’une même lumière ses divers combats, tant pour le respect des droits de l’homme que pour la sauvegarde de l’environnement naturel et les droits des animaux.

Il l’a écrit (en 1975, Livre du centenaire, Alsatia, Colmar) : « Nous commençons à comprendre que la voie tracée par Albert Schweitzer est la seule voie qui puisse sauver l’humanité du désastre qu’elle se prépare. »

Sur Dieu et la foi en lui, il se posait les mêmes insolubles questions que l’auteur de La civilisation et l’éthique et de l’Histoire des recherches sur la vie de Jésus. Comment mettre en accord (logique) «le Dieu de Darwin, créateur du monde vivant, imposant aux êtres l’implacable loi de la sélection naturelle, et le Dieu d’amour de Jésus» ? Entre les deux, pas d’unité possible. Pas de monisme ? Le seul dépassement est moral, pragmatique. Nous avons une chance d’être dans la vérité lorsque nous ressentons de plus en plus profondément ce conflit et que notre conscience s’en trouve ébranlée. Solidarité des ébranlés. La bonne conscience, avec ses satisfactions idéologiques, est une ruse du diable. Que les satisfactions soient laïques ou religieuses !

Quant à la science ? À tout l’espoir de connaissance et de bonheur que l’humanité y a mis ? «La science contient beaucoup plus de questions que de réponses» et la technique, au fur et à mesure de son progrès même, pose à toute l’humanité plus de problèmes qu’elle ne résout. Au théologien Christian Chabanis qui l’interroge en 1973 (pour son enquête : Dieu existe-t-il ? Non), il fait l’effet de quelqu’un dont « les réflexions sont davantage une réponse à l’athéisme qu’elles ne sont la réponse d’un athée ».

 

Souffrant de dyspnée cardiaque, inopérable, il s’était retiré pour fêter Noël dans la maison de son fils Daniel à Bandol. Et c’est là que le 7 janvier 1984 il va s’éteindre doucement, soigné par sa belle-fille Lisl qui est médecin, de nationalité autrichienne et donc germanophone. Ensemble, ils disent des psaumes et le Notre-Père en allemand, la langue de son enfance et de son éveil religieux. Ces paroles, nous a confié Mme Lisl Kastler, eurent le don de l’apaiser.

Jean-Paul Sorg

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