Guebwiller, 9 juin 2024
À la lecture de notre texte d'aujourd'hui, on peut être légitimement étonné. Il y a en effet un contraste assez violent entre la première partie qui nous parle de l’œuvre de paix opérée par le Christ et l'accès qu'il nous offre au Père et ensuite, dans la seconde partie à ces considérations assez étranges sur la famille, l'édification d'une sorte de maison dont Jésus serait la « pierre de l'angle », c'est-à-dire le fondement, le point de départ. Paul nous parle d' « étrangers », de « gens de passage » et de « concitoyens des saints », qu'auraient été ses lecteurs et donc nous également. C'est d'ailleurs souvent la même chose avec Paul : il ne peut s’empêcher de parler du ciel et de la terre en même temps. Peut-être parce que ces choses-là ne peuvent et ne doivent jamais être séparées…
Il faut d'abord s'arrêter à cette première distinction qu'il fait. Celle entre ceux qui « étaient proches » et « ceux qui étaient éloignés. Les premiers, ce sont évidemment les juifs, le peuple élu de Dieu depuis des millénaires ; les seconds ce sont ces païens, c'est-à-dire des grecs et des latins. Autrement dit d'un côté ceux qui suivaient la Loi de Moïse et étaient proches de Dieu ; de l'autre côté, ceux qui suivaient le culte des dieux grecs et romains, voire perses, orientaux ou d'autres variétés religieuses de l'époque. Paul s'adresse majoritairement à cette population non-juive, de culte gréco-romaine, qui constitue l'environnement culturel et religieux de l'époque.
Les uns allaient à la synagogue, les autres aux temples de leurs dieux dont les statues ornaient les bâtiments publics et chaque coin de rue. Il faut se souvenir qu'au moment où Paul écrit aux Éphésiens, le temple de Jérusalem existe encore et les synagogues sont avant tout des lieux d'étude de la Torah, où l'on se retrouve pour étudier les textes. Une fois convertis à la voie nouvelle qu'est le christianisme, ceux qui jusque-là étaient juifs et ceux qui jusque-là étaient « païens » c'est-à-dire non-juifs, rejoignaient une autre maison, non plus la synagogue ni le temple mais l'église.
Ici, nous devons faire un effort d'imagination. À l'époque de Paul, les églises que nous connaissons aujourd'hui n'existaient pas. Pas de temple de Guebwiller, ni de cathédrales ni de Notre-Dame mais des maisons ! De vraies maisons d'habitations où les chrétiens se retrouvaient pour leurs cérémonies. Mais là aussi, il nous faut faire un effort d'imagination, ces maisons sont très différentes des nôtres aujourd'hui. La maison gréco-romaine est un vaste ensemble, même en ville, avec différents espaces, chacun dévolu à une fonction particulière.
Il faut aussi se souvenir qu'une maison n'est alors pas réservée à une famille nucléaire : les parents et leurs enfants. Y vivent certes la famille proprement dite mais aussi les alliés, cousins, proches mais aussi les domestiques et les esclaves et parfois les clients ou les fournisseurs. L'hospitalité est une valeur cardinale dans la culture gréco-romaine : les « gens de passage » doivent être accueillis comme un membre de la famille. Et ce n'est qu'après leur avoir offert le manger et le boire, le gîte et le couvert que l'on peut les interroger pour savoir qui ils sont, d'où ils viennent et quelle est la raison de leur venue (1).
L'hospitalité est d'ailleurs une valeur commune aux cultures juives et gréco-romaine. C'est ainsi que « certains ont hébergé des anges sans le savoir » comme le dira l'auteur de la lettre aux Hébreux ( Héb 13, 2) évoquant le souvenir d'Abraham accueillant les anges dans le désert (Genèse 18). Les invitations réciproques sont communes et c'est un affront que de ne pas y répondre comme le montre la réaction colérique du maître de maison dans l'évangile de Luc que nous avons lu également. L'hospitalité est une image de la grâce divine depuis que le prophète Ésaïe s'en est fait l'écho dans cette merveilleuse invitation qu'il nous lance « O vous tous qui avez soif, venez… » (Ésaie 55, 1).
Une maison ouverte, l'hospitalité comme principe, voilà le contexte dans lequel s'exprime Paul, l'image qu'il convoque lorsqu'il parle de ces fameux « hôtes de passage ». Bien sûr, tout le monde n'a pas les moyens d'avoir de telles maisons mais Paul établit justement ses communautés dans les demeures des personnes suffisamment aisées pour accueillir l'Église, c'est-à-dire des groupes de 40 à 50 personnes maximum. Les communautés fondées par Paul sont très petites et diffuses dans les villes. Et ceux qui fréquentaient ces maisons pouvaient en identifier les lieux : entre l'atrium, espace quasi public dans l'enceinte de la maison, les vestibules où dorment les convives et les pièces réservées. On savait où on avait le droit d'aller et où il fallait faire preuve de discrétion et s'interdire de franchir le seuil. C'est finalement comme chez nous quand nous allons les uns chez les autres, il ne nous viendrait pas à l'idée d'aller dans la chambre à coucher de nos hôtes... C'est pareil dans les demeures gréco-romaine mais à plus large échelle, une demeure gréco-romaine est un système où chaque espace a sa fonction dédiée.
Il faut avoir à l'esprit quand nous lisons les textes et notamment les lettres de Paul qu'il s'adresse à des gens qui vivent dans cet environnement qu'il décrit. Les comparaisons, les images et les métaphores qu'il utilise leur sont familières et surtout leur sont communes ! Elles ont pour objet de faire comprendre à ses lecteurs des réalités spirituelles à partir de réalités sociales, physiques ou matérielles. Paul parle de choses abstraites : le Christ, le Père, l'Esprit, à partir de choses concrètes. L'image de la maison et du temple est parlante pour ses lecteur et que leur dit-elle ? D'abord que le Christ est venu supprimer les espaces réservés aux uns à l'exclusion des autres. Le point commun entre la maison et le temple, que celui-ci soit juif ou gréco-romain, c'est la séparation entre espaces, ouverts, l'atrium pour la maison et l'esplanade pour le temple, et espaces réservés, au maître pour la maison et aux prêtres pour le temple. Une séparation entre public et privé, entre profane et sacré, ouvert et fermé, libre et réservé. Les premiers étant éloignés du divin, les seconds lui étant proches. En apprenant que le Christ offre un égal accès au Père, les lecteurs de Paul comprennent que ces séparations n'ont plus lieu d'être puisque, non seulement le fidèle a accès à tous les espaces mais aussi le divin inspire toute l'existence.
Le Christ faisant la paix entre juifs et païens, c'est très concret : les chrétiens d'origine juive ne peuvent prétendre être supérieurs aux chrétiens d'origine païenne. Ce qui compte, ce n'est plus l'origine (qui est ton père, qui est ta mère?) mais la manière dont on vit et dont on porte les fruits de l'Esprit. Tout le monde est alors sur le même pied d'exigence et de capacité.
Autre point remarquable dans l'image qu'utilise Paul : celle de l'habitation en elle-même ! Quiconque a déjà essayé de bâtir, ne serait-ce qu'une cabane dans les bois sait pertinemment que tout dépend du point de départ et que le résultat sera plus ou moins solide selon la qualité de l'ancrage du premier bâton. Et c'est cette idée qu'il utilise en parlant de Jésus comme de « la pierre d'angle », celle qui va détermine toute la suite de la construction.
Mais, tout en utilisant une image compréhensible par tous, Paul opère une véritable révolution : lorsqu'il parle des croyants comme étant eux-mêmes des « habitations de Dieu en Esprit ». En effet, où habitaient les dieux gréco-romains ? Sur l'Olympe certes mais aussi dans les statues qui les représentaient. Chaque statue figure le dieu qui l'habite. Et Paul déclare que désormais, c'est chaque chrétien qui représente rien de moins que Dieu !
Celui-ci ne se trouve plus ni dans un temple ni dans une statue mais c'est mon frère, ma sœur, c'est chacun d'entre nous qui le représente aux yeux du monde ! C'est lui que je dois voir dans mon frère ou ma sœur en Christ. Et le monde ne peut voir Dieu et le Christ ailleurs que dans la manière dont nous leur donnons corps, dont nous les incarnons, dont nous, chacun et chacun d'entre nous, individuellement et collectivement le représentons aux yeux du monde. Quelle responsabilité pour nous que celle d'être des « habitations de Dieu en Esprit » !
Qu'est-ce que cela veut dire pour nous aujourd'hui, très concrètement Lorsque nous avons étudié ce texte en étude biblique, nous en avons tiré quelques conclusions.
Dans une maison, il y a des « hôtes » et des « hôtes ; des « résidents » et des « gens de passage » ; des « accueillants » et des « invités » : c'est le double sens du mot « hôte » en français qui désigne à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli. Manière de dire aussi la nécessaire réciprocité des choses. Il faut nous considérer nous-mêmes comme étant une représentation de Dieu mais aussi considérer l'autre comme l'étant lui-aussi. Et pour aller encore plus loin, on peut s'attendre à ce que l'autre nous considère aussi comme tel. C'est cette égalité dans la réciprocité du respect et de l'attention qui fonde la communauté qu'elle soit religieuse ou civile.
Ce à quoi nous convoque le texte d'aujourd'hui, c'est à rien de moins que cette altérité radicale qui nous oblige à considérer l'autre comme étant un autre moi-même avec tous les droits et les devoirs, toutes les libertés et les besoins que je désire pour moi-même. Ce que le Christ disait plus simplement : il s'agit d'aimer l'autre comme soi-même. Voilà quelle doit être la « pierre d'angle » de notre éthique, de notre morale, de notre manière de former une communauté, une société à l'échelle de notre famille, de notre paroisse, de notre ville de notre nation ou de notre patrie.
Voilà des mots piégeux, famille, nation, patrie. Des mots dangereux quand on voit ce qu'en font les tyrans de notre époque et leurs représentants. Des mots qui sont comme ces serpents que notre président Pierre Magne de la Croix, nous invitait pourtant à prendre en mains lors du culte du bicentenaire.
La famille, au-delà de sa réalité biologique et sociale, doit être élargie dans notre cœur à toute l'humanité. La nation n'a rien à voir avec le nationalisme dans lequel certains voudraient l'enfermer et qui est la prétention à la domination et l'exploitation qui débouche fatalement sur la guerre. La nation est une libération, c'est la volonté de décider par nous-mêmes, de manière libre et démocratique, transparente et solidaire, de quelle manière nous voulons faire société. La patrie, enfin, mot serpent entre tous, qui peut nous mordre à mort. Serpent pourtant décapité par Alfred Kastler, « notre » Prix Nobel, né dans cette maison, lorsqu'il intitule son recueil de poèmes, écrit en allemand, lui le scientifique français : « Europe ma patrie ! ».
En élargissant ainsi notre « patrie » à ce qui est notre « maison commune » ainsi que l’appelaient tous les porteurs de l'idéal européen en tant que construction politique majeure pour assurer un avenir de paix et de prospérité partagée, Alfred Kastler et nous, à sa suite, en ce jour d'élections européennes, devons aller plus loin que l'Europe politique mais la considérer en tant que culture et civilisation. L'Europe de Paul, de Platon, d'Athènes et de Jérusalem, de Montaigne et de Michel-Ange. Une civilisation européenne sur laquelle il nous faut veiller et habiter en témoins de l'Évangile.
Roland Kauffmann
1 C'est ainsi que Télémaque accueille Athéna sous les traits de Mentès dans L’Odyssée, 1, 170-177.
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