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Tout est accompli

  • Photo du rédacteur: Thierry Holweck
    Thierry Holweck
  • 18 avr.
  • 9 min de lecture

Guebwiller, Vendredi saint, 18 avril 2025




Mathias Grünewald, scène de la crucifixion, retable d’Issenheim, Musée Unterlinden



Quelle tragédie ! On ne peut qu'être saisis d'effroi devant le récit que nous fait Jean l'évangéliste des derniers instants de Jésus.  Et on a beau avoir lu et relus depuis tant et tant d'années ce moment de la Passion, on a beau l'avoir vu mille et mille fois dans des tableaux ou encore y avoir pensé dans tous les crucifix qui ornent nos carrefours et chemins creux dans les campagnes, ce long et lent chemin qui suit chaque détail, depuis la sortie de la ville jusqu'au moment fatidique où « il rendit l'esprit ».

 

Alors que les autres évangélistes qui racontent l’événement étaient à l'écart et n'en connaissent que le récit qui leur en a été fait par des témoins plus ou moins fiables, Jean a pour lui d’avoir été là. Il est au pied de la croix, auprès des femmes, des trois Marie pourrait-on dire. En effet, elles sont trois, d'abord Marie, la mère, celle qui l'a suivi depuis ce jour où un ange de Dieu est venu la voir en songe et lui annoncé que son fils aurait un destin unique dans l'histoire de l'humanité.

Elle n'avait certainement pas imaginé en arriver là. Elle avait sans doute rêvé une autre fin pour celui qu'elle croyait être le sauveur du monde. L'autre Marie, c'est sa sœur. On ne sait pas très bien qui c'est, les traditions divergent, entre celles qui disent qu'il s'agit de la mère de Jacques et Jean, les fils de Zébédée, ce qui ferait de Jacques et de Jean, les cousins de Jésus. D'autres disent que ce serait en fait la belle sœur de Marie, voire sa cousine. Ce sont des choses qui arrivent à l'époque, souvent les récits varient en fonction des places d'honneur que revendiquent les uns ou les autres. Jean n'en dit pas plus sur elle, c'est simplement la sœur de Marie, la mère de Jésus.

 

Enfin, il y a Marie, du village de Magdala, celle que l'on appelle aussi Marie-Madeleine. Retenez bien sa présence au pied de la croix, on la retrouvera bientôt, devant le tombeau vide.

 

En attendant, ils sont là quatre témoins, ces trois femmes et « celui que Jésus aimait », le plus proche, le fidèle, le plus jeune aussi de tous les disciples, le confident, celui à qui Jésus a dit ses troubles, ses inquiétudes. À Pierre, Jésus parlait intendance, organisation, règles de vie communautaires. À Jacques, le second des trois disciples principaux, ceux que Jésus avait pris avec lui sur le rocher de la transfiguration, il devait parler des choses de la loi, tandis qu'avec Jean, le dernier, c'était le partage sur le sens de son action.

 

Pourquoi ne sont-ils que ceux-là ? Où sont les autres disciples à ce moment précis ? Jean ne nous en parle pas, il ne se pousse pas du col, il ne veut même pas faire croire que lui serait seul à être resté fidèle jusqu'au bout quand les autres auraient abandonné Jésus à son sort. Il ne parle pas des autres disciples, il ne parle que de celui qui est là sur la croix et de ses dernières paroles et de ses derniers gestes. Il en parle avec sobriété, avec une grande économie de mots même dans le drame. Pas de tonnerre dans le ciel, pas de morts qui ressuscitent, pas de confession du centurion. Rien d'autre que le dépouillement absolu de celui dont les soldats se partagent la tunique, qui est abreuvé d'herbes amères, la boisson du soldat, conformément aux Écritures.

 

Jean ne décrit pas les souffrances que l'on imagine. Tout cela est hors-champ, pas de bon ni de mauvais larrons, pas de plaintes, pas d'appel désespéré, aucun effet, aucun pathos, aucun miracle ni aucune exaltation mais un récit bien plus puissant dans sa sobriété même : tout est fait pour accomplir les Écritures et confirmer que Jésus, celui qui meurt sur la croix est bien celui que les prophètes ont annoncé et que sa fin, aussi dramatique soit-elle, s'inscrit bien dans le plan de Dieu, dans sa volonté de salut de l'humanité tout entière.

 

La réconciliation entre l'Éternel et l'humanité

 

Et c'est bien ainsi que Paul l'apôtre l'a compris. Lui qui s'est éloigné des premières communautés chrétiennes, celles qui croyaient que le Christ était venu uniquement pour elles, pour les enfants d'Israël ayant compris l'annonce des prophètes. Ces premières communautés, organisées autour de Pierre et de Jacques, les deux chefs de l'Église à Jérusalem qui s'occupaient de l'héritage spirituel de Jésus et l'administraient en bon pères de familles, sans oser annoncer l'Évangile au monde.

 

Lorsqu'il écrit aux chrétiens qui sont à Corinthe, qui sont le résultat du mélange entre des juifs convertis et des païens convaincus par sa prédication et qui sont pourtant en lutte permanente les uns contre les autres pour savoir qui a raison entre les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens, il cherche désespérément à les ramener à la raison. « Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature » (2 Cor. 5, 17). Paul veut faire comprendre la conséquence pour chacun de cet événement qu'est la mort de Jésus. Vous ne pouvez plus vivre de la même manière qu'avant, maintenant que vous savez qu'un homme a donné sa vie pour vous, pour vous offrir une nouvelle condition, un nouveau mode de vie.

 

Et il explique ce qui est à son avis le sens du sacrifice de Jésus. Pour Paul, la mort de Jésus signifie la volonté de réconciliation de Dieu avec l'humanité. Et il le dit avec des mots si forts qu'ils peuvent encore aujourd'hui choquer nos oreilles comme ils ont du choquer ses contemporains : « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même, sans tenir compte de leurs fautes » (2 Cor. 5, 19). Alors que notre sens de la justice voudrait que ceux qui ont toujours voulu être obéissants à la Loi soient les premiers, et les seuls, à être sauvés, Paul déclare le salut universel, pour tous les hommes, quelque soient leur condition, résultat de la seule décision de Dieu en Jésus-Christ. Et on s'étonne que Paul n'ait pas été écouté en son temps.

 

Paul est l'apôtre du « premier pas », du pas qui coûte et qui change tout, celui de la décision qui oblige, qui fait que l'on ne peut plus revenir en arrière. Son originalité, celle qui lui vaudra de devenir l'inspirateur de la Réforme du XVIe siècle, sera d'affirmer que ce premier pas est l’œuvre intégrale de Dieu sans que l'homme ne puisse rien y ajouter de lui-même. Et que ce premier pas, entièrement décisif pour le salut de l'humanité, est entièrement réalisé dans ce double moment de la mort et de la résurrection de Jésus.

 

« Méprisé et abandonné des hommes, Homme de douleur, Et habitué à la souffrance » (Ésaïe 53, 3), voilà ce que connaissait Paul. Il savait que le Christ, le Messie annoncé par les prophètes devait souffrir, que les hommes ne l'accepteraient pas et qu'il devrait aller au bout de la violence subie et endurée sans que rien ne puisse l’empêcher C'est justement pour cela qu'il croit en Jésus. À ceux qui espéraient et attendaient un Messie auréolé de gloire et de puissance, aux juifs qui refusaient de voir en Jésus le Messie justement parce que le Messie ne pouvait avoir été vaincu par les hommes, Paul rétorque par la loi et les prophètes. Bien sûr que si, tout avait été annoncé, Ésaïe le disait déjà qu'il serait méprisé.

 

Au contraire de ses détracteurs, Paul considère que la mort de Jésus sur la croix n'est pas le signe de la défaite de Jésus mais au contraire la preuve de sa dignité de Messie. Si Jésus n'était pas mort ainsi, dans la violence et la souffrance, Paul ne l'aurait pas reconnu pour ce qu'il est, à savoir l'envoyé de Dieu pour la libération de tous les humains. La mort de Jésus, loin d'être une défaite, est au contraire l'accomplissement de la prophétie.

 

Jean, l'évangéliste, est sur la même ligne. C'est bien pourquoi il n'a pas besoin de raconter les rideaux du temple qui se déchirent et qu'il peut se contenter de relater l’événement avec tant de sobriété. Il lui suffit de souligner à chaque fois que « c'était afin que s'accomplisse l'Écriture ».

Aujourd'hui encore, nous vivons de cet accomplissement. Nous croyons en cet homme, fils de Marie, fils de l'Homme, fils de Dieu, non pas comme un idéal abstrait et désincarné, non pas comme une de ces idoles dont le monde est coutumier, le monde d'aujourd'hui comme celui de hier. Et nous ne voyons pas en la croix, le signe d'une défaite mais déjà celui d'une victoire. Victoire sur la mort et toutes les forces qui l'incarnent, victoire de la vie et de tout ce qui la soutient, la raffermit et l'incarne.

 

L'accomplissement de la volonté de Dieu

 

Jean, au moment crucial, au moment où il vit l’événement ne sait pas encore la suite. Par contre, bien sûr que bien des années plus tard, au moment où il écrit son récit, il sait bien que Jésus est ressuscité. Mais il préserve toute la tension dramatique de la croix, sans doute parce qu'il essaie de retrouver sans son récit l'émotion qui était la sienne au moment fatal. La désespérance qui devait être la sienne quand Jésus a rendu l'esprit, il ne pouvait certainement pas y croire, emporté qu'il devait être par l’événement C'est pourquoi il se raccroche à ses petits signes, qui n'auraient pas d'importance aux yeux des autres. Dans ces gestes apparemment si anodins du partage du butin et de l'éponge de vinaigre, il comprend, lui Jean, le confident que tout ce que Jésus lui avait dit était vrai et était en train de se réaliser.

 

Il voyait l'accomplissement des prophéties sous ses yeux et il entendait celui qu'il aimait, ce Jésus pour qui il était prêt à donner sa vie, dire une fois encore la même chose « tout est accompli ». Dans un souffle d'agonisant, alors qu'il est sans doute écrasé de souffrances, dans le tumulte des chant de liesse qui président d'ordinaire aux exécutions, l'Homme de douleur a encore la force de cette dernière parole, sublime par sa force et sa tension.

 

Sublime parce que dans cet accomplissement se trouve en germe toute la suite de l'histoire. Sublime parce que maintenant que tout est accompli, les prophéties prennent un nouveau sens, que l'on est plus obligé de  vivre dans la crainte d'un Dieu de colère, vengeur des offenses que lui ont fait nos pères mais au contraire, que toute cette colère, au lieu de s'abattre sur l'humanité s'est détournée d'elle, s'est abstenue, donnant à l'humanité un nouveau destin.

 

En étant allé au bout de ce qu'annonçaient les prophètes, Jésus a réconcilié l'humanité et l'Éternel Dieu, sa volonté d'une ère nouvelle où l'obéissance à sa parole et la foi en lui deviendraient une seule et même chose. Où la foi s'incarnerait dans une volonté d'obéissance et où l'obéissance serait le chemin de la foi. Obéissance non plus aux instincts de mort et de puissance qui sont le propre de l'homme mais à la volonté de vie de tout ce qui existe.

 

Et cette volonté d'obéissance n'est pas un effort extraordinaire. Nous l'avons vu hier en étude biblique « Bible en mains ». Dans l'un de ses sermons de 1919[1], Albert Schweitzer évoquait justement cette forme d'obéissance à l'esprit de Jésus qui consiste à refuser ce qu'il appelle « la lutte pour la vie », la lutte de tous contre tous mais au contraire à privilégier « une attention au bonheur de l'autre » alors et alors seulement « nous nous sentons réconciliés avec l'humanité et nous avons de la joie, même s'il ne s'agit que de petites choses ».

 

Lorsque nous cessons de lutter pour accaparer des biens ou des jouissances, des satisfactions ou des objectifs, lorsqu'au lieu de considérer nos propres besoins, nos propres intérêts et nos propres droits, nous nous préoccupons d'abord des besoins, des intérêts et des droits des autres que nous-mêmes.  Voilà bien ce qui est extraordinaire : que la parole de Jésus sur la croix s'accomplisse dans le moindre geste d'attention à l'autre, à chaque occasion où nous n'agissons pas dans notre intérêt, pour notre bien ou notre salut mais toujours dans l'intérêt, pour le bien et le salut de l'autre.

 

C'est cela la réconciliation dont nous parle l'apôtre Paul, c'est le message de cet Homme de douleur, habitué à la souffrance et c'est ainsi que se manifeste aujourd'hui la parole de Jésus « tout est accompli ». C'est ainsi que nous sommes morts à nous-mêmes et que nous sommes une nouvelle créature parce que nous sommes en Christ.

 

Roland Kauffmann




[1]      Albert Schweitzer, Sermons éthiques V - 30 mars 1919. [Ûbel, Böswilligkeit dulden ? Wo schädige ich selbst den anderen ?] Was sollen wir tun ? 12 Predigten über ethische Probleme, Heidelberg, Verlag Lambert Schneider, 1974, p. 65-74. Traduction : Jean-Paul Sorg, inédit.



Lire la prédication de Albert Schweitzer dans son intégralité :



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