Christ, pierre vivante
- Roland Kauffmann
 - 29 juil.
 - 7 min de lecture
 
Dernière mise à jour : 16 sept.
Guebwiller 27 juillet 2025

« La responsabilité, c'est la liberté que confère aux hommes leur attachement à Dieu et à leur prochain ». Cette définition magnifique de la responsabilité du chrétien dans le monde d'aujourd'hui que nous devons à Dietrich Bonhoeffer[1], me semble être au cœur de ce texte de l'apôtre Pierre.
Un contexte de violence extrême
Cette première lettre de Pierre dite « pastorale » s'adresse aux judéo-chrétiens. Autrement dit aux chrétiens d'origine juive qui sont dispersés hors de Palestine. Vous savez qu'il faut toujours avoir à l'esprit que les premières Églises sont composées d'un mélange de population d'origines diverses. Le livre des Actes des apôtres nous raconte les voyages extraordinaires de Paul qui, partout où il allait fondait une Église. Mais toujours après être allé d'abord dans la synagogue de l'endroit.
Paul voulait que les juifs se convertissent à l'Évangile de Jésus-Christ, qu'ils le reconnaissent comme le Messie qui avait été annoncé par les prophètes. À chaque fois, le résultat aura été pour le moins mitigé. La plupart du temps, il est renvoyé sans ménagement et il s'en va prêcher l'Évangile aux païens, c'est-à-dire aux habitants de culture gréco-latine. Ces « pagano-chrétiens » composent l'essentiel des Églises fondées par Paul à Corinthe, Éphèse, Thessalonique.
Dans le reste du bassin méditerranéen, et ailleurs en orient, d'autres Églises existent. Souvent bien installées de manière assez précoce après la mort et la résurrection de Jésus. Comme par exemple, l'Église de Damas en Syrie qui justement accueille Paul après sa conversion. Ou encore celle établie à Rome. Ces Églises là sont majoritairement composées de juifs convertis ou de ce que l'on appelle des prosélytes. Ces prosélytes sont des païens que la religion juive intéressait et qui souhaitaient s'en rapprocher.
La culture gréco-latine est une culture du mélange et de la rencontre. La religion de Moïse y était considérée comme une variante des cultes orientaux qui séduisent l'élite de la société à Alexandrie ou à Rome justement. Et les juifs de l'époque, ceux qui sont dispersés, apprécient cet intérêt que manifestaient les élites pour le judaïsme aux premiers et deuxième siècle avant notre ère.
Malheureusement à l'époque de Pierre, aux premiers temps de l'Église, le judaïsme commence à avoir mauvaise presse un peu partout dans l'Empire de Rome. Je vous parlais déjà, il y a trois semaines de l'expulsion des juifs de Rome par l'empereur Claude en 50 et de la manière dont les chrétiens essayaient de se distinguer des juifs. Bien avant cette expulsion avait eu lieu à Alexandrie justement, dans cette ville moderne fondée par le grand Alexandre, le premier pogrom de la longue histoire d'Israël.
En 38 de notre ère, des familles entières ont été massacrées par la population égyptienne inaugurant une longue série que l'on peut continuer jusqu'au 7 octobre 2023. Ce crime contre l'humanité qui, en retour et par vengeance, a plongé le Proche-Orient dans cette guerre atroce et inhumaine où Israël est en train, à son tour, de perdre tout honneur et toute humanité.
À la haine et à la violence ne peuvent jamais répondre un surcroît de haine et de violence car sinon au lieu que le bien abonde, c'est le mal qui surabonde. Ce qui est vrai à notre époque l'était déjà au premier siècle de notre ère, aux tous débuts de l'Église.
Un peuple racheté
C'est dans ce contexte terrible, où les communautés chrétiennes d'origine juive, sont profondément menacées, non seulement en raison de leur foi chrétienne mais aussi de leur origine ethnique que Pierre leur écrit cette lettre pétrie de références que seuls des hommes et des femmes profondément imprégnées de l'histoire d'Israël et de la foi juive pouvaient comprendre réellement. Le passage que je vous ais lu aujourd'hui compte pas moins de six citations directes des prophètes Ésaïe et Osée ou encore de l'Exode. Il en est de même dans toute la lettre. On ne peut comprendre ce que veut dire Pierre si l'on n'a pas en arrière-plan l'histoire des libérations successives que Dieu a données à son peuple et, notamment la première, celle qui est fondatrice : la sortie d'Égypte.
Lorsque Pierre déclare à ses lecteurs « vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte » (v.9), ses lecteurs croient entendre Moïse dire la même chose au peuple sorti d'Égypte juste avant de recevoir la loi (Ex. 19,6). Il veut donc les rassurer, les conforter et les encourager à persévérer dans la foi plutôt qu'à l'abandonner comme ils en auraient la tentation.
C'est pour cela qu'il leur dit de s'approcher de celui qui a été « rejeté par les hommes mais choisi et précieux devant Dieu ». Il fait ainsi référence directe à leur propre situation. Eux, ces judéo-chrétiens qui sont rejetés en raison de leur appartenance d'origine au peuple juif sont désormais dans la même situation que Jésus lui-même. Ils peuvent donc comprendre les souffrances qu'ils éprouvent comme une conséquence logique de ce qui est arrivé à leur propre maître. Et, dans le même temps, à regarder au-delà du temps présent : s'il a été rejeté par les hommes, il a été choisi par Dieu. Autrement dit « vous qui êtes aujourd'hui rejetés par les hommes, vous êtes en réalité choisis et précieux devant Dieu ».
Cette identification des chrétiens au sort de Jésus lui-même ou plutôt cette association est au cœur de la résistance chrétienne dans toutes les situations d'oppression. Qu'il s'agisse d'une oppression politique, sociale, spirituelle ou religieuse, les chrétiens de toutes les époques ont puisé dans cette association aux souffrances du Christ la conviction de leur association en retour à sa gloire et à sa victoire ultimes.
C'est tout le génie de Pierre qui s'affirme ici. Parce que sans le savoir, ou peut-être le sait-il sans vraiment le dire, il rompt avec la tradition des pères et des prophètes. Car les prophètes ont toujours associé la restauration du peuple à sa repentance. Les catastrophes se produisent parce que le peuple a failli. Il a été désobéissant et il subit les conséquence de sa désobéissance. Il lui « suffit » de revenir au respect de la loi pour que Dieu lui fasse grâce et allège ses souffrances. Les souffrances et catastrophes étaient vécues comme des punitions, des conséquences de la désobéissance.
C'est avec cette logique de la punition divine que Pierre rompt définitivement. Les souffrances et les douleurs endurées par les fidèles ne sont plus le résultat de leur désobéissance mais, au contraire, la conséquence de leur fidélité. Ce n'est plus Dieu qui punit mais les hommes qui rejettent Dieu à travers ses fidèles de la même manière que le Christ lui aussi, lui le premier, a été rejeté par les hommes.
Pierre leur dit en substance « quand vous étiez dans les ténèbres » vous aviez aussi méprisé le Christ et l'aviez rejeté. « C'est lui qui vous a appelé de vos ténèbres vers son admirable lumière » (v.9). Il fait appel à un ressort psychologique extraordinaire : il met en rapport les deux expériences que vivent ses lecteurs. Les difficultés réelles qu'ils éprouvent maintenant et l'erreur dont ils sont sortis.
Quand il leur dit « vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple racheté » c'est pour mieux leur dire « autrefois vous n'étiez pas un peuple (mais) maintenant vous êtes un peuple » (v.10). Autrement dit quand vous pensiez l'être, à cause de votre origine et de votre appartenance au peuple d'Israël, vous ne l'étiez pas en réalité, vous n'étiez encore que ténèbres et c'est seulement maintenant que vous êtes en Christ, associés à son rejet, que vous pouvez découvrir le sens de la miséricorde.
S'attacher au Christ
C'est dans les épreuves de la vie que l'on éprouve le poids et le sens des responsabilités. Quand tout va bien et que la vie nous sourit dans tous ses aspects matériels et psychologiques, nous pouvons y voir le signe d'une bénédiction. C'est qu'on a tout bien fait dans les règles et que Dieu nous en récompense. À l'inverse, quand tout se dérègle autour de nous, on peut y voir une punition.
Mais ce que dit Pierre aux chrétiens qui voient l'opposition du monde se dresser contre eux et leur situation se détériorer inévitablement, c'est qu'il leur faut, justement dans cette situation, s'attacher plus fortement encore à Dieu et à leur prochain en la personne du Christ, « cette pierre vivante ». À ceux qui seraient tentés par le renoncement parce que c'est quand même plus facile de vivre comme tout le monde et de se joindre à la foule, il oppose l'honneur qui est fait « à vous qui croyez » (v.7), à vous qui restez fidèles ! Là encore un honneur qui ne vient pas de l'homme mais de Dieu lui-même.
Les chrétiens du nouveau testament vivent dans un monde qui leur est hostile mais ils sont portés par cette promesse de Jésus, celle d'être avec eux jusqu'à la fin (Mt 28,20), c'est-à-dire jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à notre aujourd'hui. C'est à nous que s'adresse aujourd'hui cette parole de Pierre, nous qui, par la grâce manifestée en Jésus-Christ, avons obtenu miséricorde.
C'est un fait auquel nous ne pouvons rien changer et pour lequel nous n'avons aucun mérite. Nous n'avons rien fait pour la mériter mais nous avons tout à faire pour en vivre et être réellement, pour le monde qui nous entoure, une nation sainte, un peuple racheté, une race élue.
Un dernier mot sur ces mots justement qui peuvent nous heurter et nous surprendre : « race, nation, sacerdoce, peuple ». Pierre fait le catalogue des diverses manières de qualifier un collectif. Quand il parle de « race » c'est le genos (γένος), autrement dit l'origine biologique, les gênes ; quand il parle de « nation », c'est l'ethnos (ἔθνος), autrement dit la culture particulière, l'organisation sociale, l'ethnie. Le « sacerdoce » c'est l'hierateuma, (ἱεράτευμα), la notion de sacré, l'organisation religieuse, enfin, quand il parle de peuple, c'est le laos (λαός), autrement dit la société, l'organisation politique, c'est de ce mot que vient notre français laïc, c'est-à-dire ce qui nous est commun et partagé.
C'est toute notre réalité d'individus au sein de différents collectifs, nos identités, le fait que nous soyons alsaciens, lorrains, bretons, gaulois, germains, anglo-saxons, protestants, catholiques, réformés, luthériens, évangéliques, français, anglais, allemands, européens, africains ou asiatiques. C'est parce que nos identités existent bien et qu'elles sont toujours multiples, qu'elles s'ajoutent les unes aux autres sans jamais devoir s'annuler, qu'elles sont toutes incluses dans cette nouvelle réalité qui les assume toutes, à savoir la réalité du peuple de Dieu que nous sommes aujourd'hui.
Ce peuple qui partage, qui a en commun, de vouloir vivre la promesse de la miséricorde et qui s'attache à cette pierre vivante qu'est le Christ pour qu'elle soit notre fondement et notre force dans la tourmente du monde d'aujourd'hui. C'est aussi notre responsabilité et donc notre liberté.
Roland Kauffmann
[1] Éthique, Dietrich Bonhoeffer, 19692, [1949], p.203.








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