Église de Pierre, Églises de Paul
- Thierry Holweck
- 28 avr.
- 9 min de lecture
Guebwiller 27 avril 2025

Vous savez qu'il est rare de commenter l'actualité dans les cultes du dimanche. L'immense théologien Karl Barth disait pourtant que les prédicateurs devaient préparer leurs sermons avec le journal dans une main et la Bible dans l'autre. Certains ont alors cru qu'il fallait chercher dans la Bible des clés de lecture pour comprendre l'actualité, d'autres ont alors pensé qu'au contraire, il fallait utiliser la Bible pour juger l'actualité, critiquer ce qui arrive dans le monde, soit pour en regretter la déliquescence soit pour se plaindre que tout fout le camp soit pour regretter que l'Église ne soit plus ce qu'elle était. Trois attitudes assez similaires, je veux bien en convenir.
Le conseil de Karl Barth visait plutôt, il me semble, à entendre le bruit du monde tel qu'il se manifeste dans les médias pour y écouter la musique du Royaume de Dieu qui se construit dans ce même monde. Et pour cela, il faut distinguer entre les bruits, les échos et les grandes tendances. Il faut que nous puissions apprendre à faire la part des choses entre les bruits de bottes, lancinantes et terribles, et les tempêtes boursières ou économiques d'une part et les lentes émergences de bonté, d'intelligence et de douceur dont ce monde a tant et tant besoin.
Sans oublier que Karl Barth n'imaginait pas à quel point nous serions un jour, c'est-à-dire aujourd'hui, complètement soumis en permanence à un déluge d'information à côté duquel celui de Noé paraît une simple inondation. À tel point que certains d'entre nous préfèrent s'isoler, s'abstenir des informations pour garder leur indépendance d'esprit. Une attitude de sagesse si tant est qu'on en profite pour se nourrir l'âme et l'intelligence des grandes œuvres de la littérature.
Comme toute règle n'est une règle qu'à la condition d'avoir des exceptions, je me permettrai donc aujourd'hui une exception et de commenter avec vous l'actualité de la semaine passée. D'autant plus que le texte biblique de ce matin nous y invite particulièrement.
Ce texte de Pierre est justement un écho de l'actualité. D'abord de l'actualité de son temps. Il s'adresse, il le dit en introduction dans une étrange formule, « aux élus qui sont étrangers dans la diaspora ». Il s'agit là des chrétiens (les élus) d'origine juive qui sont hors de Palestine (la diaspora) et qui y vivent comme étant des étrangers dans leur lieu de résidence, littéralement des immigrants qui ont du mal à s'intégrer dans la nouvelle société où ils vivent.
Des chrétiens éprouvés de tous côtés
Il faut reconnaître que pour ces judéo-chrétiens, les temps sont difficiles. Eux qui sont attachés aux manifestations de piété héritées du judaïsme de leurs pères, ils ne sont pas les bienvenus dans les synagogues des juifs qui n'ont pas reconnus en Jésus le Messie annoncé par les prophètes. Et quand ils vont dans les lieux où se rencontrent les chrétiens d'origine païenne, les pagano-chrétiens, ils sont tout autant déroutés parce qu'il n'y trouvent plus de sacrifices ni de respect des rites et pratiques ancestrales.
Il faut dire que ces pagano-chrétiens ont été souvent séduits par le discours de Paul qui leur affirmait que le salut était réalisé une fois pour toute en Christ, que la foi était un pur don de Dieu et que l'obéissance à la Loi n'était plus la source et l'origine de la foi mais au contraire sa conséquence. Ils en tiraient donc toutes les conséquences et vivait d'une manière qui aux yeux des judéo-chrétiens rigoristes et intransigeants, ressemblait à une compromission avec les valeurs du monde. Eux sont là pour défendre une certaine identité chrétienne qui doit, toujours à leurs yeux, se retrancher du monde pour préserver l'orthodoxie doctrinale et l'orthopraxie rituelle, autrement la saine doctrine de la foi et la bonne pratique des sacrements.
Alors évidemment, pour eux, que chaque Église, qu'elle soit à Rome, à Corinthe, à Éphèse ou dans une autre ville, délibère sur la meilleure manière pour elle d'annoncer l'Évangile dans la société où elle se trouve, en se demandant s'il est bon ou pas de participer aux repas civiques comme se le demandent les Corinthiens ou si les femmes peuvent participer aux assemblées comme s'interrogent les Éphésiens, voilà qui est pour les judéo-chrétiens totalement incongru. Il y a un seul Christ, une seule foi et une seule pratique fondée sur la Loi de Moïse, un point c'est tout ! Il doit donc y avoir une seule Église avec un seul chef !
Certes, il peut y avoir quelques aménagements à la marge mais en gros ce qui compte, ce qui est essentiel à leurs yeux, c'est l'unité du corps du Christ. Une unité qui doit être manifestée par des rituels similaires et par des discours d'autorité afin de préserver toujours la pureté de la foi reçue par les apôtres et au premier chef, parmi ceux-ci, l'auteur de cette lettre, ce fameux Pierre dont le très lointain successeur vient de mourir.
Et Pierre, celui que nous avons vu entrer le premier dans le tombeau vide, celui qui était déjà le chef parmi les disciples, s'est rapidement imposé par les apôtres. Son autorité naturelle d'homme de la pèche, il faut imaginer Pierre avec la carrure d'un pécheur breton, devait certainement en imposer. Il avait aussi l'habitude de s'adresser aux foules depuis les marches du temple de Jérusalem comme son successeur depuis le balcon de sa basilique. Et vous savez bien que quand on parle à des foules, il faut avoir des discours simples, percutants, efficaces.
Le pouvoir des mots
Ainsi le fameux « N'ayez pas peur » prononcé par Jean-Paul II. Trois mots, quatre avec la négation, qui ont donné confiance et courage à des milliers de catholiques en Pologne puis dans toute l'Europe de l'Est et ont largement contribué à la chute de cette plaie qu'aura été le régime soviétique. Pierre et avec lui ses successeurs auront toujours le sens de la formule simple et efficace. Même si on ne les comprends pas toujours, ça laisse de la place pour qu'on imagine ce qu'ils ont voulu dire. Ainsi le dernier successeur, le dernier en date, celui qui vient de mourir, a-t-il lui aussi repris la même formule du « N'ayez pas peur » mais adressé cette fois aux Palestiniens. Force est de constater qu'il aura été moins efficace.
Il a aussi trouvé une belle formule, en latin « Laudato si »[1], une magnifique encyclique où il loue le Seigneur pour la beauté de la création qu'il faut préserver. Une encyclique qui a suscité, à très juste titre, l'enthousiasme des amoureux de la terre et de la nature et qui a permis d'oublier que François, puisque c'est de lui qu'il s'agit est resté attaché, viscéralement, à une théologie naturelle. Non pas une théologie de la nature mais une théologie de l'ordre naturel des choses.
Un ordre naturel qui s'oppose à l'ordre historique, à l'ordre social, à l'ordre scientifique ou à l'ordre culturel. Autrement dit, tout ce qui existe est bon par nature et il ne faut rien y changer. Certes il y a bien quelques défauts à la nature, défauts qu'il faut éliminer, certaines maladies, mais ils sont dus à la chute causée par Adam et Ève. À l'inverse, il y a des choses qui font partie de la nature telle que voulue par Dieu. En tout cas, c'est ainsi que les choses sont dites. Les bonnes choses dans la nature sont entièrement de Dieu, les mauvaises sont dues à l'homme et à sa faute originelle.
Alors selon qu'ils seront plus ou moins progressistes ou conservateurs, voire réactionnaires, les successeurs de Pierre verront-ils plus ou moins normal et acceptable qu'il y ait des maladies envoyés par Dieu pour punir l'humanité de ses péchés, que les femmes soient renvoyées aux tâches que la nature leur a assignées et qu'il y ait des supérieurs en dignité et en droits parmi les humains sur des critères biologiques ou économiques, c'est dans l'ordre des choses.
Il y a eu dans l'histoire de très grands papes et d'autres de sinistre mémoire et c'est l'histoire qui les juge. Et le jugement de l'histoire n'est pas forcément le même que le jugement de l'Église. Ainsi par exemple, l'Église romaine a-t-elle donné le titre de « docteur de la foi » au pape Grégoire le Grand, pape du VIe siècle et elle ignore Grégoire VII, pape du XIe siècle qui est pourtant l'initiateur de la première Réforme de l'Église, la réforme grégorienne, bien avant nos réformateurs protestants.
François aura-t-il été un grand pape ? Assurément si on considère son attention aux pauvres, aux méprisés, aux délaissés, son humilité et son esprit de bienveillance. Il semblerait qu'il ait compris que son pouvoir, l'autorité de ses mots, n'avaient de valeur qu'en tant qu'ils étaient au service des humbles. Paradoxalement, alors que les scandales notamment d'ordre sexuels entachent la réputation de l'Église, c'est bien grâce à lui que l'Église a commencé à faire le ménage en son sein et il faut le remarquer.
Sans doute n'aura-t-il pas eu le temps ni l'énergie d'aller au bout de ses volontés de réformes de son Église. Un commentateur expliquait justement qu'il avait avant tout conscience de son rôle de garant de l'unité de l'Église. Il avait donc dû aller au rythme des plus lents, des plus intransigeants, des plus conservateurs parce que dans l'Église aussi, comme ailleurs, tout est une question d'équilibres et de rapports de forces entre ceux qui veulent rester ancrés dans la tradition et ceux qui veulent être ancrés dans la société de leur temps.
La richesse de deux compréhensions de la foi
Voilà qui nous permet de dépasser l'opposition entre « progressistes » et « conservateurs » en nous renvoyant à notre lettre de Pierre. Pierre écrit à ceux qui veulent que tout reste comme cela a toujours été, à ceux qui à son époque croyaient que le Christ était venu pour les élus, les juifs qui reconnaissaient en Jésus le Messie. Il n'a pas compris ni accepté la vocation de Paul qui, lui, avait compris que les élus ne sont pas seulement les juifs de souche mais que son message avait une valeur universelle et que son Église pouvait trouver une forme différente que celle de la synagogue.
Il arrive que l'on distingue une théologie de la foi qui serait celle de Paul et une théologie de la loi qui serait celle de Pierre et notre texte va dans ce sens. Car les épreuves qui « éprouvent la foi » des fidèles auxquels Pierre s'adresse ne sont pas les persécutions des païens mais la difficulté pour ces disciples de Pierre de s'intégrer des deux côtés, que ce soit parmi les autres juifs dans les synagogues ou parmi les autres chrétiens dans les Églises pauliniennes.
C'est à mon avis un contre-sens complet que d'opposer la foi et la loi. Paul ne renonce pas à la loi contrairement à ce qu'affirment ses détracteurs, disciples de Pierre. Et Pierre ne fait pas de la foi le résultat des œuvres pieuses comme l'en accusent ses détracteurs, notamment les réformateurs du XVIe siècle qui ont retrouvé Paul. L'un et l'autre affirment la primauté de la foi mais ils divergent sur son résultat et sur ses causes.
Pour Pierre, et c'est manifeste ici au verset 9, la foi produit le salut. C'est parce que l'on croit que l'on obtient le salut, la foi est une condition du salut, il leur dit qu'ils remportent « pour récompense (telos, telos) de [leur] foi le salut de [leur]âme », le salut vient après la foi. Pour Paul, le salut est réalisé une fois pour toutes en Jésus-Christ, le salut est antérieur à la foi qui est alors une conséquence ou une réponse et se concrétise ensuite par l'obéissance à la loi mais non plus dans ses formes ritualisées de la pratique pieuse mais dans l'obéissance aux commandements d'amour du prochain et du lointain.
Pour le dire de manière schématique, les disciples de Pierre croient et donc font des œuvres pieuses pour obtenir le salut quand les disciples de Paul croient et donc obéissent à la loi à cause du salut qu'ils ont déjà. Toute la différence entre nos Églises d'aujourd'hui se trouve dans cet écart.
Pour les judéo-chrétiens auxquels s'adressent Pierre, l'obéissance à la loi doit se manifester par des œuvres pieuses telles qu'édictées par les prêtres du temple et c'est cette tradition que les successeurs de Pierre continueront à défendre. Pour eux le salut est une récompense des efforts entrepris, à savoir les œuvres de piété, rosaires, processions, pèlerinages, œuvres de charité, le salut est le prix de leur foi. C'est le terme telos qu'il emploie : le salut est la fin, l'objectif, le but au sens allemand de Ziel de la foi, ce que l'on obtient au bout de la course, le prix réservé au vainqueur de l'épreuve qu'est la vie chrétienne dans ce monde. Voilà quelle est la tradition de l'Église de Pierre, celle qui vient de perdre son chef.
La tradition des Églises de Paul est de considérer que c'est le Christ qui est la fin de la loi (Romains 10, 4) au double sens du terme « fin ». Luther traduit ce mot telos par Ende pour signifier que la loi n'a plus d'autorité, qu'elle n'est plus le chemin du salut, contrairement à ce qu'affirme l'Église de Pierre de tous les temps et de tous les lieux. Pour Luther, et avec lui tous les réformateurs dont nous sommes issus, le salut est entièrement réalisé en Christ, par sa mort et sa résurrection et il n'y a rien à y ajouter. Jésus a accompli la loi de Moïse. Le salut n'est alors plus la récompense de nos efforts à travers les épreuves mais l'impulsion et le souffle qui nous permettent d'être dans l'obéissance à la parole du Christ.
C'est lui qui est le but de la loi, au sens de Ziel et c'est la communion avec lui qui est devant nous qui n'attendons plus le salut comme une récompense, comme le prix de notre foi, mais savons être déjà sauvés par celui qui est mort et ressuscité pour nous. Loin de chercher une unité entre l’Église de Pierre et les Églises de Paul, réjouissons nous de cette richesse de compréhension qui se trouve dans le Nouveau Testament et entretenons un dialogue respectueux avec celles et ceux qui pleurent le chef de leur Église.
Roland Kauffmann
[1] L'encyclique "Laudato si" peut être lue ici
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