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  • Roland Kauffmann

Esprit Saint ou esprit de Babel ?

Dernière mise à jour : 1 juin 2023

Guebwiller 28 mai 2023, Pentecôte

Roland Kauffmann

« Faisons une tour qui monte jusqu'au ciel et faisons-nous un nom », l'antique slogan des bâtisseurs de Babel ne nous fait-il pas penser à ces enfants, comme Nicolas et bientôt sans doute Hugo que nous venons de baptiser lorsqu'ils font des tours et des tours et des tours de cubes, toujours plus hautes et toujours plus grandes, jusqu'à ce qu'elles s'effondrent d'elles-mêmes, et sinon jusqu'à ce que d'un rire encore plus grand l'enfant ne détruise lui-même ce qu'il a mis tant de temps à construire.


Et oui, cette vieille histoire, celle que l'on appelle « La Tour de Babel » nous ressemble. Car ils ne sont pas différents de nous, ces hommes des âges anciens, ils sont comme nous lorsque nous étions des enfants, convaincus de notre toute-puissance et de notre capacité à faire puisque le monde s'arrêtait à la limite de notre corps et de nos sens. C'est la fonction première d'un mythe comme celui-ci.

Un mythe, c'est autre chose qu'une histoire ou qu'un récit. Une histoire raconte un fait qui s'est produit un jour quelque part. Un mythe raconte quelque chose qui se reproduit souvent, un peu partout au-delà des cultures et des histoires particulières. C'est ce que vous faites Fatiha et Jean-Luc, quand vous racontez des « histoires » à Nicolas ou Hugo. Vous leur racontez des histoires qui racontent des choses qui ne sont pas passées mais qui pourtant disent une vérité plus profonde. Dire « Il était une fois » ouvre nos oreilles et nous prépare à entendre une vérité plus universelle que si la tortue avait vraiment couru plus vite que le lièvre ou si le renard mangeait vraiment du fromage.

Il en est de même de ces récits ancestraux, qui remontent aux temps si anciens que leur souvenir en a été gardé dans les contes pour enfants ou dans les livres des sages. Et le peuple de la Bible s'est toujours nourri de ces histoires pour en forger sa compréhension du monde, sa représentation des choses, des êtres et de Dieu lui-même. La Tour de Babel claque comme un avertissement ! Une prévention à ne pas dépasser la mesure, à rester à sa place, à rester sur terre sans vouloir s'élever jusqu'au ciel, refuser la démesure qui vous le savez, était le péché originel pour les populations antiques.

C'est ce que l'on appelle d'un mot savant, l'hubris, la folie des grandeurs et le sentiment de toute-puissance. Littéralement c'est sortir hors de soi, ne plus se sentir humain mais devenir un super-héros. Avez-vous remarqué l'extraordinaire imagination des enfants à dessiner des « supers » ? Supers méchants ou supers gentils, les super-héros sont partout dans notre culture. En général justement à proportion de la faiblesse de la civilisation. Quand on pense que les américains ont inventé Superman et Captain América quand ils craignaient l'apocalypse nucléaire, on comprend que les premiers hommes aient inventé une tour super haute !


Car c'est le même ressort de l'homme que de toujours penser que son salut viendrait de toujours plus ! Les hommes de Babel avaient peur d'être disséminés autour de la terre, les américains avaient peur d'être pulvérisés, de quoi avons-nous peur aujourd'hui ? Et quelle tour ? Quel progrès inimaginable attendons- nous qui fera que nous monterons jusqu'au ciel pour nous sauver de la catastrophe toujours à venir ? À chaque problème sa solution qui passe par le signe +. Plus de technique pour résoudre les problèmes posés par l'évolution technologique, plus d'argent pour lutter contre la pauvreté, plus de concertation pour lutter contre l'affaiblissement de la démocratie, plus d'armes pour lutter contre la guerre, plus de feu pour lutter contre l'incendie ou une tour toujours plus haute : quand je vous disais que nos sociétés modernes sont comme les sociétés de Babel : mêmes peurs, mêmes solutions qui aggravent le problème et même super solution, comme pour les enfants qui eux, contrairement à nous ont toujours la possibilité d'effacer leur dessin de super-méchant et de faire qu'il n'existe plus parce que le dessin est à la poubelle.

C'est avec ce mythe de Babel à l'esprit que Paul l'apôtre s'adresse à ses lecteurs de la ville grecque de Corinthe. Car le récit de Babel était resté très présent à l'esprit du peuple de la Bible et toujours les sages avaient fait le lien entre cette confusion des langues imposée par Dieu pour disperser les peuples, d'une part et le don de la Loi à Moïse sur la montagne, cinquante jours après la sortie d'Égypte. « Pentekoste », cinquantième jour, jour de fête où les hébreux sont rassemblés à Jérusalem pour célébrer le don de la Loi, cette loi qui les unit à rebours de la dispersion qu'ils vivent au jour le jour.

Car le peuple de la Bible est un peuple d'exilés. Les hébreux sont depuis des siècles répartis dans le monde entier, disséminés comme l'étaient les peuples de Babel, dans des cultures étrangères, avec des mœurs et des coutumes auxquelles il fallait se faire, s'adapter, devenir comme les autres tout en restant ce que l'on est : devenir perse, égyptien, syrien, romain, grec sans cesser d'être juif. Ce destin du peuple est toute proportion gardée celui de tous ceux qui quittent leur pays pour aimer une autre culture, s'y établir et y faire racine, c'est à votre mesure, le choix que vous, Fatiha, avez fait. Vous qui, sans renoncer à l'Islam, avez souhaité que vos enfants grandissent et soient élevés dans la foi chrétienne, vous reproduisez à votre mesure le chemin que prenaient les hébreux répartis dans le monde.

Et le pèlerinage de Jérusalem était double, soit on y allait pour la Pâque et fêter la sortie d'Égypte, soit on y allait pour la Pentecôte et fêter le don de la Loi. Les disciples sont restés là, mais il ne faut pas les imaginer complètement écrasés par l'échec de Jésus, sa mort sur la croix. Jusqu'au bout ils avaient crû qu'un miracle se produirait, qu'il allait s'en sortir et le miracle s'est produit : il est ressuscité ! Certes peu de gens y croient mais eux y croient fermement, ils l'ont vu, il en sont certains.

Il ne faut pas se représenter les disciples dans la chambre haute comme des désespérés, craintifs et désemparés. Au contraire, ils ont déjà commencé à s'organiser, à remplacer le traître Judas par Matthias. C'est au moment où ils sont prêts à obéir à l'ordre du maître d'aller prêcher au monde entier, annoncer la résurrection et l'imminence du Royaume de Dieu qu'ils sont réunis pour fêter comme tout le monde, le don de la Loi qui unit et qui rassemble et en même distingue et sépare.

Et survient l'inattendu ! L'inouï, celui qu'on n'attendait plus, qui avait pourtant été annoncé par Jésus, le consolateur, celui qui allait leur ouvrir les yeux et leur faire comprendre tout ce qu'il avait dit, l'Esprit qui se répand sur eux tous, les fait sortir dans la rue et susciter l'étonnement des passants. C'est ainsi que commence l'histoire, l'histoire de l'Église, notre histoire. Nous sommes les descendants de cette irruption de l'Esprit de Dieu dans le monde, cet esprit qui a transformé les disciples et vient encore aujourd'hui nous transformer, faire de nous des chrétiens.


L'Esprit du Christ nous transforme

C'est cela qu'explique Paul aux Corinthiens ! Quand il leur parle de la différence entre « l'Esprit de Dieu » et « l'esprit du monde » il les oppose pour bien marquer que ces deux esprits n'ont rien en commun et ne doivent, ne peuvent, jamais être confondus. Pour Paul, l'esprit du monde, c'est celui de Babel ! Celui de l'homme naturel, embarqué dans ses complexes d'enfant, qui se croit plus fort que les autres, au sommet de la création dont il peut faire ce qu'il veut parce qu'il a les moyens de tout détruire, comme un enfant peut tout détruire par sa colère. Pour Paul, l'esprit de Dieu, c'est celui du Christ ! Celui de l'homme spirituel, qui voit le monde tel que le Christ le comprenait et s'attache à construire un monde le plus juste, le plus beau et le plus heureux possible. Et ces deux esprits n'ont rien en commun. C'est une opposition qui va beaucoup plus loin que l'opposition traditionnelle entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, le juste ou l'injuste, toutes ces catégories essentielles de la morale et de la philosophie, car il est paradoxalement plus facile de distinguer entre l'esprit de Dieu et l'esprit du monde, entre l'esprit du Christ et l'esprit de Babel !

D'où vient l'esprit de Babel ? Des hommes qui s'entretiennent dans leur volonté folle de devenir comme Dieu ! D'où vient l'Esprit Saint ? Toujours du dehors, toujours d'ailleurs, d'un autre. Quand l'esprit de Babel veut monter toujours plus haut, l'Esprit Saint descend sur nous.

L'esprit de Babel, c'est celui qui confond, qui mélange, qui indifférencie, tout se vaut pourvu que j'en ai la plus grosse part, que je m'en sorte, que j'en profite et tant pis pour les autres. L'Esprit Saint, c'est l'altérité ! Quand l'esprit de Babel me dit que j'ai raison de vouloir dominer, écraser, monter, quand il me conforte dans mes passions et mon égoïsme, l'Esprit Saint, au lieu de me conforter avec moi-même vient me confronter à l'autre, dans sa différence, dans sa richesse, dans son besoin qui a autant d'importance que le mien, dans son intérêt qui est tout aussi légitime que le mien, dans sa personne qui a autant de valeur que la mienne. Là où l'esprit de Babel nous fait pousser jusqu'au ciel, l'Esprit Saint nous bouscule, nous envoie vers l'autre, nous tourne vers l'autre et nous oblige à nous préoccuper de l'autre plutôt que de nous-mêmes.

C'est la grande leçon de Pentecôte, celle que nous avons également reprise lors du baptême et que nous vivrons encore tout à l'heure au moment de la cène. En baptisant Hugo, il n'y a eu aucune magie, il n'a pas changé, il est toujours votre enfant. En partageant le pain et le vin, il n'y aura là non plus aucune magie, ni le pain ni le vin ne seront transformés et pourtant ils seront tout autre chose que ce qu'ils semblent être. Dans la religion de l'Esprit qui est la notre, ce ne sont ni le pain ni le vin ni l'eau qui changent mais la personne qui voit dans ces choses, dans le pain, dans le vin et dans l'eau, à la fois l'annonce et la promesse du Royaume de Dieu qui, à l'inverse de la Tour que nous bâtissons, vient vers nous.

Paul n'était pas dans la chambre haute avec les autres disciples. Il est venu bien après et pourtant c'est lui qui a le mieux exprimé ce qu'est l'Esprit Saint. Avec lui, pas de petites flammes sur la tête mais devenir spirituellement comme le Christ, autrement dit « avoir la pensée de Christ » et avoir la pensée de Christ, c'est accepter de vivre comme lui. Certes non pas en sandales par les chemins noirs ni en se contentant de pains et de poissons mais avec la même attention pour l'autre, la même présence à l'autre, le même amour pour l'autre.

Aujourd'hui que nous sommes confrontés comme depuis l'aube des temps à de toujours nouvelles Tours de Babel qui nous ramènent toujours à nous-même, qui nous renvoient toujours au même dans un cercle sans fin, il nous faut être vigilants. L'esprit de Babel, c'est l'air du temps, c'est l'esprit du monde, ce qui veut que nous nous ressemblions tous dans une même conformité universelle, en effaçant ce qui nous sépare, c'est-à-dire qui nous distingue les uns des autres. Alors que les algorithmes et autres intelligences artificielles dont on parle tant aujourd'hui prétendent dire ce qui est vrai alors qu'ils ne sont que la somme statistique des erreurs répétées par le plus grand nombre, il nous appartient, à nous les enfants de l'Esprit Saint, de défendre, de préserver et d'améliorer toujours l'extraordinaire diversité et le caractère absolument unique, irréductible, de chaque personne.

Vous le faites à votre mesure, Jean-Luc et Fatiha, avec vos enfants. C'est cela aujourd'hui, être saint comme l'Éternel notre Dieu est saint, c'est ne pas sombrer dans la confusion des valeurs, des termes, dans la compilation des tendances prédéfinies pour nous par les réseaux sociaux ou les algorithmes et pour paraphraser Albert Camus qui disait qu'il ne fallait en rien ajouter au malheur du monde, dire avec lui qu'il ne faut tout simplement pas ajouter de brique à la tour mais au contraire veiller sur nos enfants pour que jamais ils ne deviennent, comme le chantaient les Pink Floyd Another Brick In The Wall.


Roland Kauffmann


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