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Roland Kauffmann

Exode 2, 1-10 - Guebwiller 25 décembre 2023, culte de Noël

Dernière mise à jour : 28 déc. 2023

La découverte de l'enfant Moïse - Nicolas Poussin
La découverte de l'enfant Moïse - Nicolas Poussin, Musée du Louvre, Paris

Le livre de l'Exode s'ouvre comme l'évangile de Matthieu sur le récit d'une naissance ou plus exactement dans le cas de l'Exode de la survie d'un enfant que tout condamnait à la mort. Il est remarquable que comme pour Jésus, le récit de la vie et des actions de Moïse commence par son enfance. Il est bien évident que personne n'était là au moment où l’événement a eu lieu, c'est bien plus tard alors que Moïse n'était déjà plus de ce monde que la geste, c'est-à-dire l'histoire de Moïse, tout ce qui allait précéder sa vocation et la grande œuvre de sa vie va être reconstruit de manière plus ou moins fabuleuse.


Cette manière de faire est caractéristique des sociétés antiques. Contrairement à notre époque où nous relatons les faits au moment où ils se produisent parce que nous avons les moyens de les enregistrer, les sociétés des débuts de l'histoire ne disposaient que de la mémoire orale. De génération en génération, les faits et gestes des grands hommes se transmettaient et seuls certains grands textes étaient gravés dans la pierre.


Il faut toujours avoir cela à l'esprit quand on entreprend de penser les textes de la Loi. Ils sont réputés avoir été écrits par Moïse lui-même, c'est en tout cas ce que veut la tradition juive qui appelle ces cinq premiers livres de la Bible que sont la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome : « livres de Moïse ». Souvenons-nous toujours que comme comme les évangiles, ces livres ne sont pas une relation des choses au moment où elles se produisent mais la reconstruction a posteriori d'une histoire, qui tient compte de tout ce qui s'est passé entre l’événement relaté et le moment de la rédaction.


Ainsi donc, si on a ressenti le besoin de relater cette intervention miraculeuse de Dieu en faveur de Moïse, c'est pour mettre en avant le caractère exceptionnel de l'individu Moïse qui aura été distingué dès son berceau pour accomplir de grandes choses. Et la manière dont son sauvetage va nous être raconté va nous en dire long sur les intentions de l'auteur du texte et sa compréhension de l'action de Moïse lui-même.


Venons-en donc au détail de notre récit de l'exposition de Moïse. « Exposition » car c'est le nom qui désigne cette pratique de l'abandon d'un nouveau-né aux caprices du destin. De tout temps, il y a eu des familles qui ont abandonné leur enfant au détour d'un chemin, en lisière d'une forêt, espérant que le hasard ou la bienveillance d'un voyageur sauverait l'enfant. On retrouve cette pratique dans ce qu'on appelle les « Boites à bébé » dans les hôpitaux modernes où des mamans peuvent confier leur enfant à l'assistance publique. Depuis toujours, c'est le sommet de la détresse que de devoir abandonner son enfant.


Et c'est le premier contre-pied de notre histoire de Moïse. Car son exposition sur les eaux du fleuve, dans un panier étanche n'est pas un abandon par manque d'humanité mais justement au contraire une volonté de sauver l'enfant du destin terrible qui l'attend. Car il faut se souvenir de la condition des hébreux en Égypte en ce temps-là. Et c'est ce que nous rappelle l'auteur du livre de l'Exode. Après une période de paix et de prospérité suite à leur immigration en Égypte à la suite du patriarche Jacob plusieurs siècles plus tôt, les Hébreux sont maintenant réduits en esclavage par le nouveau pharaon qui a décidé du premier génocide de l'histoire. Car c'est bien de cela dont les descendants de Jacob sont victimes : le pharaon ordonne l'exécution sommaire de tous les enfants mâles au moment de leur naissance : ils doivent être jetés dans le Nil, sans pitié.


Un génocide se définit par une volonté manifeste et exprimée d'un État ou de ses représentants légitimes d'éliminer tout ou partie d'une population et nous sommes ici dans une situation génocidaire absolument flagrante. Vous voyez que les textes bibliques ont une terrible actualité puisqu'ils nous racontent que les génocides du XXe siècles ne sont malheureusement pas une invention moderne. Qu'il s'agisse des Herreros au début du siècle, des Arméniens, des Juifs durant la Shoah, des Cambodgiens ou des Tutsis du Rwanda, l'humanité n'a pas attendu la modernité pour découvrir l'abjection des génocides.


C'est cela que veut rappeler notre auteur. Il écrit bien plus tard, alors que les hébreux sont à l'abri dans leur terre promise. On peut même penser qu'il écrit à l'époque du grand roi David sous sa protection. Mais il faut se souvenir d'où l'on vient et se rappeler que tout s'est joué à des moments précis et surtout, que cela n'est pas dû à la qualité d'un homme, fut-il aussi inspiré que Moïse. Ce que notre auteur veut mettre en avant, c'est l'intervention de Dieu lui-même. Il fallait expliquer comment, alors que tous les garçons hébreux devaient mourir, celui-ci avait survécu. Non pas en raison de sa propre force évidemment mais par la protection de Dieu qui permet que l'enfant soit caché puis découvert par la propre fille de Pharaon.


On peut s'étonner que celle-ci, qui connaît les ordres de son père et qui a bien reconnu qu'il s'agissait d'un enfant des hébreux, ait éprouvé de la pitié et n'ait pas rejeté l'enfant dans le fleuve comme elle aurait dû le faire. Plus encore, la propre sœur de l'enfant, dont on peut se demander comment elle était parvenue si près du palais royal, est missionnée pour trouver une nourrice. Ce sera évidemment la propre mère de l'enfant, laquelle sera même rémunérée pour cela.


Il faut imaginer la joie, le soulagement de cette mère qui retrouve son enfant qu'elle croyait perdu à jamais. Mais aussi son déchirement au moment de son sevrage car quand il « eut grandi », elle a dû le ramener à sa nouvelle mère d'adoption. Et Moïse de grandir au palais, de recevoir une éducation princière, suivant la religion égyptienne et d'être traité à l'égal de ses frères adoptifs.


La tradition juive va donner à cette fille de Pharaon le nom de « Bithiah », le nom qui lui est également donné dans le célèbre film « Les Dix Commandements ». Ce film aura certainement plus contribué à forger notre imaginaire des premiers temps du peuple juif que notre lecture de la Bible elle-même. On peut reconnaître en elle un sursaut d'humanité : une forme de désobéissance au nom de l'humanité. Elle sait ce qu'elle devrait faire pour obéir à son père mais s'en affranchit. L'histoire de la littérature a souvent vu en Antigone l'exemple même de ce refus d'obéissance à l'arbitraire royal au nom d'un impératif moral. Souvenez-vous, les deux frères d'Antigone se battent pour le trône et se tuent réciproquement. Créon, roi de Thèbes, ordonne des funérailles pour Étéocle et d'abandonner aux chiens le corps de Polynice, condamnant à mort toute personne qui rendrait hommage à celui que Créon désigne comme un traître à sa patrie. Antigone ne peut se résoudre à obéir et sa désobéissance lui vaudra d'être emmurée vivante, au grand désespoir d'ailleurs de son amoureux, Hémon, qui se donnera la mort pour ne pas survivre à Antigone.


La désobéissance morale


Dans notre culture européenne, Antigone est vue comme l'exemple de la résistance à la tyrannie au nom de la morale et du devoir supérieur. Et nous avons oublié Bithiah. Certainement parce que son destin n'est pas aussi tragique que celui d'Antigone mais aussi parce que son geste n'est pas expliqué, il n'est pas argumenté par de longues considérations philosophiques ou politiques. La fille de Pharaon voit un enfant qui va mourir, elle le sauve, point, fin de l'histoire et Bithiah de s'effacer devant celui qui est intervenu pour sauver Moïse.


Si l'auteur du livre de l'Exode ne développe pas plus le rôle de Bithiah, c'est parce que pour lui, il est évident que c'est Dieu qui est intervenu. C'est tellement évident qu'il n'a pas besoin de le dire. C'est la seule raison qui puisse expliquer l'extraordinaire insoumission de la fille de Pharaon. Cela ne peut pas être dû à ses éventuelles qualités humaines et se faisant il raconte encore quelque chose d'autre.


De la même manière que Bithiah n'y est pour rien dans le sauvetage de Moïse, de même celui-ci n'est pour rien dans l’œuvre de sa vie. Alors qu'il va justement raconter tout ce que Moïse a accompli, ses faits et gestes les plus incroyables, ses paroles les plus puissantes, il faut remettre Moïse à sa place, celle d'un miraculé qui doit tout à l'action de Dieu, dès sa naissance et qui ne peut revendiquer nulle gloire pour lui-même.


En nous racontant l'histoire de ce panier d'osier, l'auteur du livre de l'Exode nous raconte que ce n'est pas Moïse qui est à l'origine de la révélation mais Dieu lui-même. Et ainsi il donne la tonalité de l'histoire qu'il va raconter. Il nous dit comment, dans quel esprit il nous faut lire la suite des évènements : comme étant l'accomplissement de la volonté, non de Moïse mais de Dieu lui-même. Ce n'est pas Moïse qui a décidé de sa vie mais il a été choisi. C'est ainsi qu'il faudra lire la récit de sa vie. L'auteur nous donne le ton, exactement de la même manière que notre organiste nous donne le ton pour chanter.


Exactement de la même manière que les récits de l'enfance de Jésus sont là pour nous donner le ton de toute l'histoire qui va suivre. Luc et Matthieu qui nous racontent cette nuit de Noël veulent nous faire comprendre que le Christ ne vient pas comme nous l'attendions. De la même manière que Moïse ne s'est pas levé un jour mais a été choisi, de même, Jésus n'est pas apparu d'un coup d'un seul, de son propre chef, comme le laisserait penser l'évangile de Marc ou celui de Jean. Matthieu et Luc, par leurs récits de l'enfance, rattachent directement la personne de Jésus à cet autre destin, à cet autre choisi par Dieu qu'est Moïse.


Bien sûr que les circonstances de la naissance de Jésus n'ont rien à avoir avec l'exposition de Moïse mais ce qui est ici en jeu, c'est de montrer que derrière les personnages que sont Moïse et Jésus, il y a celui qu'ils révèlent.


Au temps de Moïse, Dieu aurait pu libérer son peuple par une manifestation extraordinaire : il a choisi un homme pour porter son message, pour convaincre dans la douleur et la peine d'abord son peuple puis ses adversaires. Dès l'histoire de Moïse, nous avons un début d'explication à la grande question de savoir pourquoi Dieu laisse l'humanité aux prises avec le mal. Il aurait pu libérer son peuple de l'esclavage, empêcher la mort des innocents, il a voulu se servir d'un homme, faible et misérable, aux prises avec l'adversité, il a voulu se servir de Moïse. Le Dieu de l'Exode est un Dieu qui limite sa puissance. Lui qui est le maître de la terre et du ciel sait très bien qu'il ne peut être compris et pensé, ne peut être aimé que s'il se met à la portée de l'homme. Le Dieu infini doit prendre une forme personnelle, une forme accessible qui permette à chacun de l'appréhender et de se comprendre comme faisant part de cet infini. Cette personnalisation de Dieu, qui va connaître son apogée dans son incarnation en Jésus est déjà esquissée par le destin de Moïse dans son panier.


De même, au temps du Christ, Dieu aurait pu se manifester dans toute sa puissance divine mais il fait le choix de se manifester en un homme et qui plus est dans toute la faiblesse de l'humain, dans toute la fragilité d'un nouveau-né. Une fragilité qui donne le ton de la faiblesse de Dieu, par la faiblesse du Christ qui ira jusqu'à mourir sur une croix par amour pour l'humanité. Ainsi le ton est donné dès la nuit de Noël et c'est de cette humanité de Dieu, depuis le panier de Moïse jusqu'à la croix du Christ en passant par l'étable que nous sommes les héritiers et c'est aux héritiers qu'il appartient de faire vivre leur héritage, ici et maintenant auprès de tous ceux qui nous entourent. C'est à nous aujourd'hui d'incarner cette parole de grâce d'un Dieu qui veut sauver l'humanité comme il a voulu sauver Moïse dans son panier.


Roland Kauffmann, 25 décembre 2023, Guebwiller

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