N'éteignez pas l'Esprit…
- Roland Kauffmann
- il y a 3 jours
- 8 min de lecture
Roland Kauffmann à partir des sermons d'Albert Schweitzer du 11 juin 1905 et du 1er mai 1910
L'Université de Haute-Alsace a consacré cette semaine un colloque à Albert Schweitzer dans le cadre du cent-cinquantième anniversaire de sa naissance. Il a été question durant trois jours des notions de responsabilité et d'engagement dans les différents domaines d'activités de Schweitzer et à travers les exposés des différents intervenants, il est apparu très clairement que Schweitzer aura été un inspirateur, littéralement quelqu'un qui donne du souffle, de l'élan, de l'énergie.
Il est apparu tout aussi clairement que l'héritage de Schweitzer est fragile, qu'il ne tient en réalité que sur la détermination d'un petit nombre de passionnés, absolument convaincus et déterminés mais que ce petit nombre est traversé de tensions plus ou moins palpables. Si plusieurs des interventions ont été absolument remarquables, d'autres étaient évitables. Et toutes choses étant égales par ailleurs, la situation de ce petit groupe m'a irrésistiblement fait penser à cette toute petite Église de Thessalonique à qui Paul adresse ce qui peut être considéré comme le tout premier écrit de ce qui allait devenir le Nouveau Testament.
J'avais choisi ce texte en particulier qui ne figure pas dans notre plan de lecture traditionnel parce que Schweitzer lui-même l'avait choisi et à deux reprises. Nous disposons en effet de deux sermons, l'un du dimanche de Pentecôte 1905, le 11 juin 1, il y a donc tout juste 120 ans et l'autre du 1er mai 1910 2. Deux sermons sur le même texte à cinq ans d'intervalle et il me semblait intéressant de revenir avec vous sur ce que Schweitzer pensait et disait de l'Esprit saint. D'autant plus en regardant de plus près les évolutions dans sa propre pensée. Les deux sermons étant très différents, le premier se situant juste avant la grande décision d'écrire à la Société des Missions de Paris et l'autre ayant été donné alors qu'il est complètement épuisé par ses études de médecine. Dans les deux sermons, on trouve néanmoins la même détermination, le même feu, le même souffle, le même esprit, celui qu'il ne faut justement pas éteindre ni étouffer.
Dans le premier sermon, celui de 1905, Schweitzer déclare une chose surprenante au premier abord, il déclare qu'il « aime la fête de la Pentecôte par-dessus toutes les autres » et « qu'en aucun autre dimanche, il ne [lui] est donné de prêcher avec autant de joie. » Tout simplement « car il ne s'agit pas en ce jour de célébrer un événement de la vie de Jésus, donc quelque chose de daté (…) qui ne se reproduira plus ; il s'agit de fêter un événement que nous sommes appelés à revivre. »
Autrement dit, toutes les grandes fêtes de l’Église sont des commémorations, ce que l'on appelle parfois aujourd'hui des « devoirs de mémoire » alors que la Pentecôte se continue, se renouvelle et doit être un perpétuel recommencement. Qu'elle n'est justement pas le souvenir de cette première effusion de l'Esprit qui nous est relatée dans la chambre haute mais, au contraire, qu'elle est la célébration de la manière dont, aujourd'hui encore, et chaque jour de notre vie, et pour chacun et chacune d'entre nous, la flamme allumée dans notre cœur à l'écoute de la parole du Christ continue de brûler et d'engager notre existence.
Devenir responsable de sa vie
Dans ce premier sermon, Schweitzer insiste sur la dimension individuelle de la réception de l'Esprit qui, même s'il est répandu sur toute l'Église est d'abord reçu par chacun. Et il décrit cette effusion non pas comme un événement surnaturel mais comme cette lente émergence ou ce soudain déclic qui se produit lorsqu'après de longs efforts, on découvre la solution à un problème. Le surgissement de la réponse à un problème de math ou la lente décantation qui amène à l'apaisement et à la résolution.
Pour Schweitzer, le Saint-Esprit est le gage de la liberté, celui qui fait de chacun et chacune d'entre nous, des hommes et des femmes libres et responsables de leur fidélité et de leur obéissance à la parole de Jésus. C'est précisément la parole de Jésus qui est au centre de la préoccupation de Schweitzer et qui va être le sujet du second sermon.
Il y développe une analyse très fine entre la foi naturelle de l'être humain en général, ce mouvement naturel de l'homme qui regarde vers les étoiles et se pose l'éternelle question « pourquoi ? » d'une part, et, d'autre part, la foi reçue dans l'évangile et par l'Esprit. Ce double mouvement entre la quête naturelle de l'homme pour savoir pourquoi le mal ? Pourquoi la souffrance ? Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Cette quête éperdue des religions et des philosophies, car tout système religieux ou philosophique est une tentative de réponse sociale à cette quête, est différente de la foi chrétienne qui ne prétend pas être une réponse mais bien plutôt un chemin de vie.
L'originalité de Schweitzer en son temps comme dans le notre, c'est de ne pas opposer ces deux attitudes, la foi révélée et la foi naturelle, mais au contraire de considérer que l'une et l'autre se complètent et sont nécessaires l'une à l'autre. L'une des faiblesses du christianisme de son temps, « nous vivons effectivement une époque d'irréligiosité », comme du nôtre serait justement d'avoir ignoré les angoisses et les inquiétudes du temps, d'avoir « prétendu fournir des réponses (au point que) plusieurs générations ont désappris à poser des questions et à penser ».
Penser le christianisme pour aujourd'hui
Voilà ce que c'est que d'éteindre l'Esprit. Lorsqu'on cesse de penser, de toujours remettre à nouveau sur le chantier les grands problèmes de l'heure, les questions existentielles telles qu'elles se posent à notre époque. Lorsque le christianisme se contente de répéter ce qu'il a toujours dit et toujours fait, il s'éteint de lui-même.
Mais « l'esprit n'a cessé de féconder le christianisme et de le transformer ». C'est dans cette audace de repenser ce que peut aujourd'hui signifier la rédemption, le salut et la grâce, que se trouve l'Esprit saint aujourd'hui et non pas dans la répétition automatique des formules et des croyances. Encore faut-il évidemment que les transformations et les évolutions inévitables du christianisme soient fidèles à cet esprit.
On sait que le christianisme de l'époque de Schweitzer sera confronté au grand bouleversement de la guerre qui vient, nous sommes en 1910, et tout son effort sera de faire en sorte que la transformation du christianisme ne lui soit pas imposé par les circonstances mais par le souffle de l'Esprit. Et il utilise une image magnifique qui décrit bien ce qu'est selon lui le Saint-Esprit. Et il le fait justement d’une manière à la fois extrêmement fidèle à l'apôtre Paul mais aussi d'une manière que Paul ne pouvait envisager.
Il utilise une connaissance scientifique que Paul ne pouvait connaître, non pas pour décrédibiliser Paul mais au contraire pour proposer une nouvelle compréhension de ce que Paul voulait dire. Paul, en homme pratique, compare l'Esprit au feu, le feu domestique, celui qui fait vivre toute une maisonnée et sur lequel il faut veiller. L'image est belle, elle signifie que dans la petite communauté chrétienne de Thessalonique, première de toutes les Églises fondées par Paul, il faut prendre soin du petit nombre que nous sommes et veiller les uns sur les autres. C'est à cela qu'il exhorte ses lecteurs.
Schweitzer va plus loin, il compare l'Esprit non seulement à un feu mais à cette force universelle qui maintient les corps célestes en mouvement autour de leurs étoiles : « Ce n'est que par l'attraction qu'ils exercent l'un sur l'autre que notre terre et le soleil restent liés. Sans le mouvement, la terre tomberait dans l'espace infini et ne porterait plus la vie. » Voilà l'exemple d'une connaissance scientifique que Paul ne pouvait avoir et qui, loin de disqualifier la foi lui offre de nouvelles perspectives.
C'est « l'Esprit (…) qui est la force qui donne son mouvement à notre pensée et la fait tourner autour d'un centre constitué par les idées et les commandements de Jésus ». Sans cette force de gravité, qui nous fait tourner autour du « centre de vérité » qu'est Jésus, nous ne pourrions garder notre orbite.
Ce n'est pas le mouvement pour le mouvement que recommande Schweitzer. C'est le mouvement en orbite autour de Jésus, orienté vers lui, non pas pour nous confondre avec lui et nous abîmer en lui ni pour nous en éloigner comme un corps céleste sans finalité aucune.
Ainsi ne pas éteindre l'Esprit n'est-il plus seulement éviter d'étouffer les initiatives et les propositions qui émergent mais devient aussi de rester dans l'orbite, ne pas résister à cette attraction, être en mouvement mais tourné vers le seul centre qui nous soit possible en tant que chrétiens, à savoir Jésus, ses paroles et ses commandements.
Une convergence plutôt qu'une divergence
Ce qui est extraordinaire, c'est que les deux images ne s'annulent évidemment pas. Elles rajoutent de la richesse de compréhension pour être pertinentes au plus grand nombre et dans le plus grand nombre de situations concrètes Que le Saint-Esprit soit un feu, qu'il soit un souffle, qu'il soit une force de gravitation, il est en tout cas l'inverse du Babel qui nous est relaté dans la Genèse. Alors que les humains se rassemblaient pour construire une tour qui toucherait au ciel, ils sont dispersés à la surface de la terre dans la multitude des langues de manière à ne plus jamais pouvoir se réunir en une force concurrente à la puissance divine. Ce mythe de Babel a une richesse infinie qu'il nous faudrait explorer sans cesse. À l'inverse de Babel, l’œuvre de Lambaréné vers laquelle l'Esprit va entraîner Schweitzer est une convergence. L'hôpital sera ce centre vers lequel vont converger les bonnes volontés et d'où rayonnera cette utopie nouvelle, bien que fondée sur l'espérance des prophètes les plus anciens, cet idéal du Respect de la vie, cette autre métaphore, compréhensible par tous les hommes, qui ne signifie en définitive jamais rien d'autre que l'amour de Dieu et du prochain.
C'est ce qui est apparu durant ce colloque où, autour d'une même idée, ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas, ou qui y croient différemment peuvent se retrouver sur des projets communs. C'est cet esprit qu'il ne faut pas laisser s'éteindre malgré la petitesse et la faiblesse dans lequel il peut être aujourd'hui étant entendu que notre centre de gravité, notre « centre de vérité » n'est en aucune manière ni Lambaréné ni Schweitzer mais celui-là qui était le centre de vérité pour Schweitzer lui-même.
C'est dans ce qu'ils nous disent du Christ, dans la manière dont ils nous aident à comprendre les paroles et les commandements de Jésus que nos grands anciens, Schweitzer ou Bonhoeffer mais aussi Luther, Zwingli ou Calvin mais aussi Paul lui-même nourrissent notre foi aujourd'hui. Autant de brandons de l'Esprit qu'il nous faut cultiver, entretenir, préserver et transmettre pour que nous gardions notre centre de gravité, gardions la cohérence entre nos paroles et nos actes, en un mot que nous soyons fidèles en Esprit et en Vérité à celui qui nous appelle chaque jour à nous engager pour son royaume.
C'est ainsi qu'il « rendra notre âme riche, il y fera entrer un morceau du royaume des cieux et ainsi sera accomplie la première de ses Béatitudes : Heureux ceux qui ont un esprit de pauvreté car le Royaume des cieux est à eux. »
1 Dimanche de Pentecôte, 11 juin 1905, en l’église Saint-Nicolas de Strasbourg, « N’éteignez pas l’Esprit… », I Thessaloniciens 5, 19, L'Esprit et le Royaume, 30 sermons d’Albert Schweitzer, traduits par Jean-Paul Sorg. Introduction et Notes biographiques et bibliographiques, Arfuyen, pp.157-163
2 Sermon du dimanche matin 1er mai 1910, en l’église Saint-Nicolas, « N’éteignez pas l’esprit… », (I Thessaloniciens 5, 19), L'Esprit et le Royaume, 30 sermons d’Albert Schweitzer, traduits par Jean-Paul Sorg. Introduction et Notes biographiques et bibliographiques, Arfuyen, pp.229-235
Comentarios