Guebwiller 4 décembre 2022 - Roland Kauffmann
Lors de notre dernière étude biblique, nous avons étudié la toute première phrase du Symbole des apôtres, à savoir « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre » et nous avons conclu sur deux grands principes qui constituent l'originalité du message chrétien.
Le premier de ces principes, c'est que le Dieu auquel nous croyons n'est pas n'importe quel Dieu. Il ne s'agit pas d'une puissance, il ne s'agit pas d'un principe, il ne peut être confondu avec rien de ce qui existe, dire que le Dieu auquel nous croyons est « créateur du ciel et de la terre » signifie qu'il est séparé de la nature et du monde, qu'il n'en fait pas partie, il ne faut donc le chercher ni dans les beautés de la nature, ni dans les étoiles du ciel ni dans les profondeurs de la terre ou de l'âme humaine.
Mais vous me direz, avec raison, que nos frères juifs croient exactement la même chose et que c'est d'ailleurs bien un des nombreux points communs que nous avons avec eux. Mais justement, nous l'avons souligné, la foi d'Israël, entièrement reprise par l'Église est néanmoins radicalement transformée par le fait que Jésus, le Christ, est désormais le seul chemin de connaissance pour connaître Dieu. On ne peut connaître Dieu que par le Christ : voilà ce premier principe ! Il ne faut chercher Dieu ni dans les beautés de la nature ni dans les étoiles ni dans les philosophies mais il ne faut le chercher que dans le Christ.
Mais ce n'est pas si simple. Et c'est ce que nous allons voir avec notre texte d'aujourd'hui. Je disais que l'originalité chrétienne était de réinterpréter l'intégralité de la foi d'Israël à la lumière du Christ et plus exactement à la lumière de sa parole, de ce qu'il dit de lui-même et de Dieu son père. Et nous allons voir en direct comme cette relecture de la foi d'Israël se fait concrètement et devient autre chose.
Une précision cependant avant d'entrer dans le texte : il faut toujours redire et insister sur le fait que Jésus ne remplace pas la foi d'Israël par une autre. À aucun moment de son ministère, Jésus n'a déclaré que la foi d'Israël n'était plus valable, il a toujours prétendu accomplir la Loi, Moïse et les prophètes. Accomplir, c'est-à-dire réaliser, concrétiser, dire la vérité de l'enjeu. Et nous allons voir comment s'opère cet accomplissement. On pourrait dire aujourd'hui une transposition d'un univers culturel à l'autre. Et cette transposition se fait entre le scribe et Jésus. Jésus va transposer la loi et surtout il va la faire traduire par le scribe lui-même. C'est quelque chose de tout à fait extraordinaire à quoi nous allons assister.
Ce que l'on fait à l'homme, c'est Dieu qui l'éprouve
Venons en à notre texte et à sa structure. Nous avons donc là un résumé de la loi, le condensé de la loi dans une forme que nous connaissons bien : d'abord l'amour de l'homme pour Dieu et ensuite, en miroir, l'amour pour le prochain, l'un ne pouvant aller sans l'autre dans une réciprocité que nous comprenons parfaitement puisqu'elle correspond à notre logique. Nous ne pouvons prétendre aimer Dieu, le premier commandement, si nous n'aimons pas notre prochain, le second commandement puisque cet amour pour le prochain est en tout point semblable à l'amour pour Dieu. Jésus pose ici un principe de cohérence tout à fait fondamental. L'homme étant l'image de Dieu, on ne peut distinguer entre le modèle et son image. Souiller l'image, c'est mépriser le modèle. Faire du mal à l'homme, l'image de Dieu, c'est faire du mal à Dieu lui-même. Un principe de cohérence radicale que l'on retrouvera dans le fameux principe « tout ce que vous avez fait au plus petit d'entre mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » de Matthieu 25. Voilà le sens de ce texte.
Mais il est fait de plusieurs parties.
Revenons d'abord à son contexte. Voilà donc un scribe qui vient voir Jésus. On a souvent dit que le scribe voulait piéger Jésus. Je ne vois pas ce qui permet de penser cela. Au contraire, ce scribe a assisté à une précédente discussion entre Jésus et les Pharisiens, et « voyant qu'il avait bien répondu », c'est-à-dire que le scribe approuve ce que Jésus a dit aux pharisiens. Il est véritablement curieux de comprendre et de savoir que penser de ce jeune illuminé qui prétend annoncer le Royaume de Dieu.
Il lui pose donc sa question en toute bonne foi. Et c'est très important de prendre conscience de cette bonne foi, de cette bonne intention du scribe. Car le scribe, c'est le lettré, c'est l'intellectuel de l'époque, celui qui écrit, c'est aussi l'instituteur, celui qui enseigne, celui qui éclaire. Il est justement très important de se rendre compte de son rôle dans la société de l'époque. Autant les pharisiens expliquaient la Loi dans le registre des prescriptions religieuses, autant les scribes expliquaient l'ordre des choses et du monde qui découle de la Loi. Si je n'avais pas peur de faire un anachronisme, je dirais que le scribe c'est le scientifique. Mais la notion de science à l'époque n'est pas la même qu'aujourd'hui. En grec on dit « grammateus » (γραμματέως) le grammairien, celui qui enseigne la grammaire. Je ferai donc l'analogie entre le scribe et l'instituteur. Une fonction particulièrement chère à nos cœurs comme vous le savez.
Voilà donc un instituteur qui vient poser une question à Jésus, il vient sincèrement pour apprendre. Vous voyez qu'envisager la question du scribe sous cet angle change déjà notre approche du texte. Et Jésus lui fait la réponse rituelle.
Il commence par affirmer l'unicité de Dieu « Écoute Israël, le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un ». C'est le point de départ sans lequel rien ne peut se comprendre en Israël. C'est non seulement affirmer qu'il n'y a qu'un seul Dieu, sous-entendu tous les autres ne sont que des morceaux de bois sans vie mais c'est aussi affirmer l'unicité du monde, du vivant et de l'humanité. C'est l'affirmation que « Tout est un », qu'il existe une réalité qui tient le monde, les philosophes depuis Héraclite l'appellent la sagesse, les Juifs l'appellent le Seigneur, les uns l’appellent Zeus, les autres l'Éternel.
Nous avons là, très exactement, une transposition culturelle essentielle. Lorsque Marc écrit cette phrase, il sait pertinemment qu'il sera compris à la fois par les Hébreux et par les Grecs car la notion d'unité du monde leur est commune. Les Grecs appellent cette unité le « logos », le principe qui régit l'univers, les Hébreux l'appellent « Adonaï », Jean l'évangéliste dira en ouverture de son évangile : « au commencement était le logos, et le logos était Dieu ». Les deux conceptions du monde, la grecque et la juive, sont incluses dans cette phrase de Jésus relatée par Marc.
Mais ce n'est pas la seule traduction que fait Marc. Vous avez entendu la description bien connue : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force » et la réponse du scribe ?
Il reformule la réponse de Jésus mais il la change. Il dit, en parlant de l'amour pour Dieu « de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force ». Avez-vous vu le glissement ? Là où Jésus parlait « d'âme et de pensée », le scribe répond « intelligence ». Et Jésus l'approuve ! C'est cela qui est extraordinaire. Il lui dit « tu y es presque », en tout cas « tu n'es pas loin du Royaume de Dieu ». Car pour Jésus, l'âme, la pensée et l'intelligence sont la même chose. Il ne peut y avoir d'âme sans intelligence ni d'intelligence sans âme. L'unicité dont parle le Christ n'est pas seulement l'unicité de Dieu, l'unicité du monde mais aussi l'unicité de l'individu, de la personne.
L'unicité du monde
Jésus et le scribe, mais avec eux toute la philosophie grecque, sont d'accord sur ce point : penser est commun à tous les hommes, la capacité de formuler des idées, de parvenir à la compréhension des choses, le simple fait de savoir parler, c'est-à-dire de s'exprimer vient du fait que nous avons une âme, c'est-à-dire une intelligence.
Cependant Platon considérait que les âmes étaient de plus ou moins bonne qualité, plus ou moins proche du divin au moment où elles prenaient forme dans un enveloppe corporelle. De cela découlait selon lui que l'on était prince, sage, artisan ou cultivateur. Si tout le monde a une intelligence, toutes ne se valent pas selon lui.
Chez Jésus, il n'y a pas cette sorte de hiérarchie des âmes ou des intelligences. Justement parce que le Dieu d'Israël, c'est-à-dire Dieu tel que Jésus le comprend, est différent du divin selon Platon. Puisqu'il est unique, toutes les âmes, toutes les intelligences, sont égales et ont la même capacité, les mêmes fragilités et courent les mêmes dangers de se perdre dans l'indifférence, l'ennui ou la distraction.
Nous avons là une véritable traduction de concepts. Jésus parle de « psyché » (ψυχῆς), l'âme et de « dianoias » (διανοιας), la pensée, le grammairien condense l'un et l'autre dans la « suneseos » (συνέσεως), l'intelligence dans tous les sens que ce mot peut avoir aujourd'hui : l'intelligence des choses, c'est-à-dire la compréhension, l'intelligence de l'esprit, le savoir et la culture mais aussi l'intelligence du cœur, celle qui prend en compte toutes les réalités, toutes les dimensions des situations et qui se préoccupe d'abord des conditions réelles d'existence.
On ne peut jamais opposer l'âme et l'intelligence, au contraire, il ne peut y avoir l'une sans l'autre. Et lorsqu'il arrive des dilemmes, que certains prétendent qu'il faut sacrifier son intelligence pour « sauver son âme », on peut dire sans crainte qu'ils se trompent. Comme se trompent ceux qui se confient dans leur intelligence, au mépris de leur âme qui ne serait qu'une illusion. Voilà une clé d'interprétation en matière de théologie ou de religion mais aussi dans toutes les questions de l'existence.
Notre texte est essentiel. Non seulement en raison du résumé que fait Jésus de la Loi. Aimer l'homme et aimer Dieu sont les deux faces d'une même réalité. Connaître Dieu et connaître l'homme sont les deux faces d'une même réalité : « connaître », « aimer », « servir », « bénir » autant de quasi synonymes qui doivent s'appliquer exactement de la même manière à l'homme qu'à Dieu lui-même. C'est là le second principe essentiel dont je parlais tout à l'heure.
Le premier principe : nous ne pouvons connaître Dieu que par le Christ ; le second principe qu'exprime si magnifiquement Jean Calvin dès l'ouverture de l'Institution de la religion chrétienne : « Toute la somme presque de notre sagesse, laquelle, à tout compter, mérite d'être réputée vraie et entière sagesse, est située en deux parties : c'est qu'en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse. » On ne peut connaître l'homme qu'en connaissant Dieu et vice-versa.
Notre texte est essentiel parce qu'il est à la crête entre les deux cultures, la grecque et l'hébraïque, parce qu'il est compris à la fois par ceux qui sont pétris de culture biblique depuis la création du monde et par ceux qui sont dans la culture philosophique. Nous avons là un exemple presque pur de transposition culturelle et il n'est pas anodin que ce soit par la bouche d'un scribe, c'est-à-dire d'un enseignant. Mais une transposition culturelle qui n'est pas une conformation au monde puisque dans ce tout petit texte sont introduites deux ruptures fondamentales, avec la culture hébraïque et avec la culture hellénistiques.
En effet le changement du monde qui s'opère ici sous nos yeux, c'est le passage entre un monde de sacrifices rituels, où le prêtre est essentiel, et un monde de connaissance de l'homme et de Dieu, où c'est la figure de l'enseignant qui va devenir essentielle, celui qui recherche ce que nous pouvons maintenant appeler « l'âme intelligente ». Et cette âme intelligente peut enfin comprendre que nos séparations entre « l'âme, le corps, l'esprit, le psychique, le cœur » etc ne sont jamais que des catégories qui doivent nous aider à comprendre les différentes réalités que nous rencontrons.
Dire que nous croyons en ce Dieu là et pas dans un autre, dans ce Dieu tel qu'il se révèle par la parole de Jésus le Christ, c'est aussi refuser la hiérarchie des âmes et donc des humains : ce qui sera la grande affirmation de Paul que nous avons également entendu dans l’épître aux Romains dans cette superbe formule paradoxale sur laquelle nous aurons à revenir «Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous ». Voilà le Dieu auquel nous croyons lorsque nous disons « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre », nous affirmons croire en un Dieu qui aime l'humanité, toute l'humanité sans distinction et est miséricordieux pour toute l'humanité.
Osons donc être comme ce scribe, venu interroger Jésus, des instituteurs, recherchant en toute chose l'intelligence des êtres et des choses, chez chacun et chacune de nos prochains, l’éclosion de cette intelligence de l'âme ou de cette âme intelligente.
Roland Kauffmann
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