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Le consentement au don de soi

  • Roland Kauffmann
  • 5 mai
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Guebwiller 4 mai 2025

Photo : "Le Bon Berger", Regards protestants.


Dans ses paraboles, Jésus ancre son message dans la vie quotidienne de ses auditeurs. Il leur parle de plantations : « un semeur sorti pour semer », de vignerons indélicats ou encore d'ouvriers journaliers dont personne ne veut mais qui reçoivent malgré tout le salaire d'une journée bien qu'ils aient été embauchés « à la dernière heure ». À chaque fois, il pose un décor bien connu, proche des gens et il fait un écart pour susciter la réflexion. Et amener ainsi ses auditeurs à une conclusion logique qu'ils découvrent eux-mêmes. C'est une méthode pédagogique qui a fait ses preuves : on n'apprend jamais mieux que ce que l'on a compris de l'intérieur, ce que l'on a fait sien.

 

Pour saisir la force de ces métaphores qu'utilise Jésus, il faudrait que nous puissions nous replonger dans le monde de son époque. Nous comprendrions immédiatement ce qu'il voulait dire en parlant de « bon berger ». Il faut en effet reconnaître que nous n'avons plus de véritable compréhension de ce qu'est le métier de berger. Nous n'en voyons plus, nous n'avons plus conscience des difficultés, des joies et des peines du pastoralisme.

 

Nous entendons bien parler de temps en temps de la présence du loup dans les montagnes et nos peurs ancestrales sont toujours actives. On entend parler de ces bergers qui réclament le droit de pouvoir « tirer » pour protéger leurs troupeaux ; d'autres éleveurs démontrent qu'il est possible de vivre en harmonie avec le prédateur, que l'on peut s'en protéger sans avoir besoin de le chasser.

 

Cette peur du loup se trouve dans notre texte de l'évangile de Jean. Jésus utilise cette image du loup devant lequel fuit le berger parce qu'il est salarié (« mercenaire ») laissant les brebis à la merci du loup, forcément sanguinaire.

 

Ce que Jésus met ici en lumière, c'est la différence entre ceux qui sont indifférents à ce qui arrive parce que cela ne leur appartient pas, ne les concerne pas et ceux qui sont impliqués, concernés, parce qu'ils ont conscience de l'importance qu'ont les brebis pour leur propriétaire. Quand Jésus emploie le terme de « mercenaire » (misthōtos) plutôt que celui de « serviteur » (doulos), il souligne la différence de propriété. Il nous dit « le mercenaire qui n'est pas berger et à qui les brebis n'appartiennent pas », voilà celui qui voyant venir le loup s'enfuit. À l'inverse du serviteur qui voyant venir le loup prendrait la défense du troupeau de son maître.

 

Une position éthique

 

Pour comprendre la métaphore telle qu'ont pu l'entendre les auditeurs de Jésus, il pourrait être utile de changer les termes. De remplacer « berger » par « professeur des écoles », par « responsable logistique », par « responsable de chantier », par « ingénieur », par « chef d'équipe ». En bref par tous ces métiers que nous faisons et où nous avons des responsabilités.

 

Le mercenaire dont parle Jésus serait alors le professeur des écoles qui n'en aurait rien à faire de ses élèves, se contenterait d'appliquer les directives de l'inspection d'Académie et ne se sentirait en rien concerné par la situation de ses élèves. Ce serait encore le responsable logistique d'une grande entreprise, par exemple de fabrication de compteurs qui, voyant ses camions bloqués à l'extérieur de l'usine, s'en désintéresserait, considérant que ce ne sont pas ses camions à lui. Ce serait le responsable de chantier d'une grande entreprise internationale qui n'aurait rien à fiche des délais ni de la qualité de la réalisation finale.

 

Autant de situations qui rendent compte de ce que nous connaissons dans notre communauté. Chacun peut reprendre le texte, l'appliquer à son propre métier et voir dans chacun des personnages de la parabole, les situations concrètes qu'il peut rencontrer. Les brebis sont alors soit les élèves, soit les clients, soit les collaborateurs ; le loup est alors la figure de celui qui menace ce que l'on a pour mission de protéger, de servir et d'élever. Le mercenaire est alors l'arriviste, le carriériste ou le m'en foutiste. C'est valable pour les métiers, y compris, bien sûr pour les pasteurs.

 

Une fois que nous avons fait ce travail d'appropriation (où évidemment nous pensons tous être « le bon » et non pas le « mercenaire »), nous pouvons mieux comprendre ce que Jésus a voulu dire. Mais il faut encore y ajouter une autre dimension, plus religieuse mais qui était tout aussi évidente pour ses auditeurs.

 

Une critique des faux bergers

 

Jésus n'oppose pas seulement le bon serviteur au mercenaire, le bon berger à celui qui n'en a que faire. Il s'oppose aussi aux « bergers d'Israël », aux dirigeants du peuple juif, à ces dignitaires religieux qui maintiennent le peuple dans l'ignorance et lui imposent la charge des sacrifices inutiles, le maintiennent dans la soumission et l'obéissance, non plus à la loi mais à leur propre autorité.

 

Le discours de Jésus, l'image qu'il prend, celle du bon berger a plusieurs sens. D'abord celui que j'ai évoqué, l'identification que nous pouvons tous faire avec notre propre situation, c'est ce qu'a entendu la majorité des auditeurs de Jésus. D'autres, justement ceux qui exercent le pouvoir sur ce même peuple, scribes et pharisiens détaillant la myrrhe et l'encens mais négligeant la veuve et l'orphelin, ceux-là se souviennent des paroles du prophète Ézéchiel maudissant les « bergers d'Israël » qui au lieu de prendre soin de leur peuple, de l'élever et de le protéger, l'exploitent et le dominent au service de leurs propres intérêts. Ceux-là, ceux qui sont justement visés par Jésus ont parfaitement compris ce qu'il a voulu dire. La critique n'est pas voilée, ils l'ont parfaitement entendue et ils vont se diviser à son sujet (Jean 10, 19-21). Ces « mercenaires », ceux qui ont dévoyé la mission du peuple Juif, d'être bénédiction pour toutes les nations et l'ont transformé en une masse informe, soumise à toutes les manipulations de l'opinion, uniquement pour servir les intérêts d'une clique mafieuse, assujettie à la domination étrangère, celle des Romains à l'époque, et prête à tout pour défendre ses intérêts même à la guerre si cela peut permettre de rester au pouvoir, ceux-là n'hésiteront pas à exciter la foule contre leur juge pour qu'il soit exécuté, éliminé sur la croix de l'infamie.

 

Jésus sait bien ce qu'il vient de faire en parlant de lui-même comme le « bon berger ». Parce qu'il connaît les prophètes, et Ézéchiel particulièrement, aussi bien, sinon mieux que ses adversaires, il sait qu'il vient de sceller son destin. Qu'il ne peut plus reculer car ce serait devenir aussi méprisable que ceux qu'il juge et condamne.

 

En effet, il faut avoir à l'esprit que notre discours du « bon berger » s'inscrit dans une séquence importante de l'évangile de Jean, celle de la guérison d'un aveugle né. C'est au chapitre précédent, au chapitre neuf, que Jean l'évangéliste nous raconte que Jésus a guéri un aveugle et en profite pour expliquer qu'il est « venu dans ce monde pour un jugement, afin que ceux qui ne voient pas voient » (Jean 9, 39-41). Cette condamnation par Jésus de ceux qui prétendent voir, c'est-à-dire connaître et respecter les commandements mais qui en réalité sont aveugles sur leur situation est reprise à la fin du discours du Bon berger (Jean 10, 21).

 

Jésus sait qu'il ne peut en être autrement. Sa condamnation des abus de pouvoir des dirigeants du peuple est trop limpide, trop franche et radicale pour qu'il ait encore une chance d'échapper à leur haine. Nous qui connaissons la suite de son histoire savons qu'il avait raison. Ses disciples, par contre, avaient besoin d'être encouragés. Et c'est le troisième niveau de lecture, celui qui nous concerne le plus peut-être.

 

Le consentement au don de soi

 

Après la lecture éthique, généraliste, où nous pouvons nous faire une idée de la manière dont nous avons à nous comporter au nom de l'Évangile dans toutes les circonstances de notre vie ; après la lecture politique et religieuse de la condamnation de ceux qui ont trahis leur mission de guider le peuple en l'asservissant à leurs intérêts, Jésus rassure ses disciples. On ne lui ôtera pas la vie, il la donnera de lui-même : voilà le cœur de son discours, au verset 15 : « je donne ma vie pour mes brebis ».

 

Bien sûr qu'ils l'ont entendu au premier degré, ils ont compris que Jésus leur était entièrement dévoué, ne se préoccupait pas de lui-même mais recherchait le bien pour la communauté qu'ils formaient dans le groupe des disciples, qu'il voulait éduquer le peuple dans l'observance véritable de la Loi au nom de ce Royaume de Dieu qui est « au milieu de nous ». Ils se sont sentis confortés dans leur rejet des autorités puisque Jésus les condamne avec force et détermination.

 

Mais ils ne l'ont pas écouté jusqu'au bout. Ce n'est qu'à posteriori qu'ils ont pu comprendre qu'il parlait au pied de la lettre, qu'il allait effectivement donner sa vie, qu'il allait mourir. C'est l'acceptation par Jésus de ce qui allait survenir. C'est son consentement à la mort, inéluctable à cause de la vérité de son combat, indissociable de la justice de son message et inévitable en raison de son amour pour ses brebis.

 

Ce discours du Bon berger est un discours de consolation. C'est une manière de dire aux disciples, aux « brebis », c'est-à-dire à nous aujourd'hui que contrairement à ce que croient les puissants du jour, les chefs des peuples et des religions, l'avenir ne leur appartient pas. Qu'ils ne pourront s'emparer des brebis et les disperser. Quels que soient leurs efforts, ils n'y parviendront pas parce que le Bon Berger, notre berger, a donné sa vie pour nous et qu'en son nom, nous déclarons rester fidèles à notre berger et à sa voix.

 

Dietrich Bonhoeffer, dont je vous entretiens régulièrement depuis plusieurs semaines, s'appuie sur cette théologie de la croix du Bon berger mais d'une manière radicalement nouvelle à son époque. Alors que, pour Luther, la croix était considérée comme l'apaisement de la colère de Dieu, le sacrifice de Jésus étant le paiement de la dette contractée par l'humanité devant le Dieu vengeur, Bonhoeffer en fait non plus le lieu de la rétribution mais le point de ralliement de tous ceux qui refusent le pouvoir de la haine, de tous ceux qui comme nous le rappelle l'apôtre Pierre se savent « morts à nos péchés (afin que) nous vivions pour la justice ».

 

Plutôt que l'instrument d'une justice rétributive, où Dieu paierait lui-même la dette de l'humanité, la croix est alors l'instrument d'une résistance à l'injustice des hommes. Elle est alors le refus des fatalités, du droit du plus fort, du plus riche ou du plus injuste. La croix nous porte, comme elle porte les faibles, les écrasés, ceux qui sont écrasés sous le poids de leur petitesse, de leur indigence et de leur détresse. Au temps de Bonhoeffer, les puissants de l'époque, ceux qui exploitaient l'indigence du peuple en lui faisant croire en un destin de gloire et de puissance, voulaient aussi faire croire qu'ils défendaient un « christianisme positif »[1].

 

« Positif » parce qu'il leur serait soumis, parce qu'il leur donnerait le droit de dominer, écraser, vaincre pour donner au peuple un empire millénaire. Certains chrétiens et certaines autorités de l'Église allemande se sont laissés séduire par ces loups qui avaient pris l'apparence des bergers.

 

C'est à nous, aujourd'hui, d'entendre et d'écouter la voix de notre berger, de celui qui a donné sa vie pour que nous puissions être libres, puissions vivre dans la vérité et la justice, à nous d'être attentifs et fidèles à sa voix, dans le tumulte du monde, en ne nous laissant pas tromper par les mercenaires.



Roland Kauffmann



[1]    Programme du parti national-socialiste, Munich, 24 février 1920, article 24.

      (1) Nous exigeons la liberté de toutes les confessions religieuses dans l'État, dans la mesure où celles-ci ne compromettent pas l'existence de la race germanique ou qu'elles ne violent pas ses bonnes coutumes ou sa morale.

      (2) Le Parti, en tant que tel, défend la position d'un christianisme positif, sans en favoriser une dénomination particulière. Il combat l'esprit matérialiste juif, que ce soit chez nous ou ailleurs; il est convaincu que notre nation ne peut bien se porter qu’en respectant le principe [suivant] : l'intérêt général passe avant l’égoïsme.

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