« N’éteignez pas l’Esprit… » 11 juin 1905 (I Thessaloniciens 5, 19)
- Paroisse Protestante
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Dimanche de Pentecôte, 11 juin 1905, en l’église Saint-Nicolas de Strasbourg
Sermon d'Albert Schweitzer, traduction Jean-Paul Sorg, L'Esprit et le Royaume, Arfuyen, pp. 157-163.
Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions dans la salle de l’école du village un samedi de Pentecôte ; les hirondelles volaient gaiement autour des fenêtres et notre maître nous expliquait le chant : « O heiliger Geist, kehr bei uns ein » [ô Esprit saint, visite-nous…] Je ne doutais pas qu’il savait, lui, ce qu’est le Saint-esprit, comme les adultes savent tout, et j’aurais voulu devenir grand très vite pour le savoir, moi aussi.
Depuis, chaque fois que j’entends la mélodie claire, comme ensoleillée, de ce chant, je retrouve le même désir de savoir. Car la vie n’a pas répondu à l’attente de l’enfant et j’ai même le sentiment qu’à certains moments secrets de l’enfance le Saint-Esprit nous est plus proche que maintenant, sauf que nous ne nous doutions pas alors qu’il était présent dans ce désir même, qui nous plongeait dans des rêveries.
Elles devaient être merveilleuses, les journées de printemps du christianisme, lorsque des hommes en pleine possession de l’esprit, comme saint Paul, prenaient la parole ou écrivaient, et que l’esprit se manifestait parmi les croyants avec tant de puissance, une puissance quasi organique, qu’il les jetait dans des états d’enthousiasme extatique ; personne alors n’éprouvait le besoin d’expliquer ce qu’est l’Esprit saint, il n’y avait personne qui ne se vantât d’en être comblé.
Mais nous aujourd’hui, qui nous réunissons pour fêter la Pentecôte, nous ne sommes pas riches en esprit, nous en manquons ; et ceux qui en cette heure prêchent partout dans les églises, ils ne peuvent s’adresser à leurs frères comme s’ils étaient remplis de l’esprit saint et en mesure de le répandre sur eux, ils ne peuvent que leur dire : Ne vous lassez pas de le désirer et de le chercher.
Et cependant, j’aime la fête de la Pentecôte par-dessus toutes les autres et je crois qu’en aucun autre dimanche il ne m’est donné de prêcher avec autant de joie. Car il ne s’agit pas en ce jour de célébrer un événement de la vie de Jésus, donc quelque chose de daté qui s’est produit une fois dans l’histoire et ne se reproduira plus ; il s’agit de fêter un événement que nous sommes appelés à revivre. Mais le pouvons-nous ? Oui, si nous le désirons, si nous le voulons vraiment, nous en aurons au moins une sorte d’expérience.
Déjà je n’ai plus à vous expliquer ce qu’est l’Esprit saint, vous en avez une intuition, de par votre aspiration même ; vous savez que c’est l’esprit du Christ, avec toute sa force et sa joie pour le Bien, avec son enthousiasme, son amour, sa paix, son réconfort, sa connaissance élémentaire et profonde de la vie. Son Esprit résume ainsi tout ce que le Christ est venu apporter à l’humanité. Il parcourt le monde et cherche à se lier à l’esprit de l’homme, afin de faire de chacun une personne qui poursuivra l’œuvre initiée en Jésus, afin que la paix et la joie qui furent les siennes se répandent parmi ceux qui se reconnaîtront en lui.
Une petite étincelle de cet esprit est jetée dans chaque âme. Et l’aspiration vers le Saint Esprit nous apparaît comme une fumée qui en lignes tremblantes s’élève d’un feu de brindilles qui étouffe, qui n’arrive pas à brûler faute d’air et de combustible.
Mais pour que nous n’en restions pas là, au niveau du simple désir, qui par lui-même ne porte pas de fruits, j’ai choisi pour thème de méditation ce rude mot de l’apôtre Paul : « N’éteignez pas l’Esprit ».
Par quoi donc l’Esprit en nous est-il étouffé ? Par l’établissement de l’ordre et la raison. Une rivière, qui suit les méandres qu’elle a elle-même tracés, ne se laisse pas envahir de vase et de plantes sous-marines. Contrairement à ce qui se produit dans une rivière dont on a redressé le lit ou dans un canal. Il en va de même dans nos Églises, si bien organisées et régulées que le passage de l’Esprit saint s’en trouve obstrué.
Car l’Esprit saint est un effet de la foi, une action libre, impulsée par la foi et sans bornes. Mais à l’intérieur de nos Églises, où la prédication et l’instruction se trouvent fonctionnarisées, de nombreuses forces sont rabaissées et mainte vocation reste étouffée parce qu’on ne l’appelle pas à s’exercer librement. Je vous expose là des réflexions qui ne me sont pas nouvelles, cela fait des années qu’elles s’imposent à moi et avec une insistance accrue. Il me paraît de plus en plus évident que nos Églises, telles qu’elles sont, ne peuvent susciter une vie authentique, qu’elles ne le pourront que le jour où leurs formes se briseront, où les paroisses deviendront de vraies communautés, où les fonctions s’effaceront pour faire place à des engagements et à des pratiques enthousiastes, où donc toutes ces forces qui ont été enchaînées seront libérées.
Il faudra bien que ce jour arrive, et il arrivera quand le moment sera venu. Je ne sais si nous le verrons encore. En attendant, il sera bon que dans les conditions que nous connaissons nous fassions notre devoir, dans un esprit de fidélité et de vérité.
Si seulement nous ne restions pas paralysés de peur en face de choses extraordinaires ou originales, si seulement nous pouvions surmonter certaines inhibitions. C’est que nous avons peur les uns des autres et que dans cette crainte constante nous étouffons nos pensées les plus nobles, les plus généreuses, que l’esprit du Christ souffle sur nous. Dites-moi : combien d’élans de votre cœur avez-vous réprimés par simple timidité, en vous persuadant trop facilement que ce serait extravagant, que ce n’est pas réaliste ? Toujours cette crainte devant le qu’en dira-t-on, cette crainte de nous singulariser, elle colle à notre peau depuis l’adolescence et nous englue à tel point que nous n’osons plus donner cours aux mouvements les plus naturels de sympathie et de compassion…
Je ne peux pas vous fournir une définition précise, mais si vous pouvez le comprendre d’après votre propre expérience et si l’emploi de certains mots ne vous scandalise pas, j’aimerais vous dire que l’Esprit saint, ce n’est rien d’autre que cette insouciance devant le jugement d’autrui, c’est une entière liberté par rapport aux opinions toutes faites, oui, si vous voulez, c’est bien une forme d’excentricité. Chaque fois que vous retenez en vous une idée ou que vous vous empêchez de faire une chose par peur d’être mal jugés ou encore chaque fois que, contre votre conviction intime, vous vous mettez à crier avec les loups, à blâmer ce qui sort de l’ordre des conventions et des bornes de la piété bourgeoise, vous commettez la faute dont l’apôtre voulait vous prévenir : vous avez éteint l’Esprit.
Que serait devenu le monde sans de tels hommes, déraisonnables en un sens, réfractaires aux préjugés et n’écoutant pas les conseils de sagesse ? Qu’ont-ils bien pu penser, ces braves et pieux pèlerins juifs qui, en chemin vers le temple, passèrent devant la maison haute où se tenaient les premiers disciples ? En les voyant s’agiter et s’extasier sur la galerie, ils ont dû se dire qu’ils avaient perdu la raison. Et c’est pourtant à partir de ces hommes qui n’avaient plus toute leur raison que l’esprit du Christ a commencé à se répandre dans le monde. Voilà pourquoi, en cette fête de Pentecôte, il convient de lancer un appel aux déraisonnables, car des hommes raisonnables il en existe bien assez ; ce qui manque, ce sont des hommes qui, sans fléchir, agissent et parlent dans l’esprit du Christ, quitte à passer pour des excentriques aux yeux du monde commun. Ne vous résignez donc pas trop vite à la raison, lorsque 99 fois ce que vous avez entrepris dans l’esprit du Christ demeure sans résultat. Vous réussirez la centième fois, et c’est cela qui importe. Les autres fois auront été des coups d’essai.
Que de discours tient-on sur l’opposition entre raison et croyance ! Elle serait moins préoccupante si nous nous aidions les uns les autres à surmonter l’opposition entre la raison et l’esprit du Christ, qui, elle, nous paralyse tellement dans les grandes comme dans les petites choses et fait de nous des êtres inactifs, improductifs, même en gardant notre piété et nos bons sentiments.
Il y a sept ans j’avais prononcé ici mon premier sermon de Pentecôte. J’avais parlé de l’Esprit saint comme d’un esprit d’indépendance, de liberté, qui avait soufflé sur les disciples de Jésus pour les soulever par-delà les dogmes et les formules rituelles. Depuis, mon expérience s’est élargie, je comprends toujours l’Esprit saint comme un esprit de liberté, mais en pensant qu’il s’agit moins de se libérer des dogmes que d’atteindre cette forme de liberté supérieure qui dans l’action et les relations entre les personnes obéit aux impulsions de cet esprit, sans se laisser intimider par la voix de la raison et les convenances.
J’aimerais pouvoir m’arrêter ici, sur cette idée que nous ne nous soustrayons à l’esprit de Christ que par égard pour les usages et timidité générale. Mais vous savez tous qu’il y a encore d’autres forces qui nous font fuir l’Esprit saint et qui ne proviennent pas, elles, de la crainte d’autrui, mais du fond de notre âme. J’ai toujours l’impression qu’une sorte d’atmosphère de pénitence pèse sur notre fête de la Pentecôte. En pleine célébration de l’Esprit, nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir de ces instants où nous avons raillé ses apparitions, où nos penchants égoïstes et des futilités avaient éteint en nous sa flamme. Durant des semaines, des mois, nous nous sommes traînés, le cœur sec, attendant vainement un élan qui remettrait notre vie spirituelle en mouvement, comme les vagues réaniment une mer étale.
Parole de l’apôtre Paul : « Ne contristez pas l’Esprit saint de Dieu, qui vous a marqués de son sceau » (Éphésiens 4, 30). Ce sont pour nous tous les plus tristes chapitres de notre vie que ces moments où l’esprit s’invitait à nous, puissamment, mais nous n’avons pas su le retenir et monter avec lui sur les hauteurs éclairées de la lumière de Dieu ; il n’aurait fallu faire qu’un mouvement dans sa direction, mais la grâce nous a manqué.
C’est comme si chaque mouvement de l’Esprit saint ébranlait la masse de notre nature pécheresse et que fatalement, par une force intérieure que nous ne maîtrisons pas, nous nous sentions contraints de chasser ce que nous voyons venir vers nous de grand et de merveilleux ; au lieu de le recevoir, nous nous précipitons dans les flots troubles du quotidien. Mais le plus grave, c’est qu’en nous comportant ainsi nous abîmons quelque chose de supérieur à nous, c’est que nous privons le monde même d’une chance nouvelle. Car ce que cherche l’esprit concerne le monde entier, en chacun de nous se joue un morceau de l’histoire de l’humanité.
Tout ce feu qui étouffe dans le cœur de l’homme et l’enfume attend la flamme vive qui viendrait l’embraser ; quand l’Esprit saint entre dans le cœur d’un homme il éveille, rien que par sa présence, l’esprit de vie qui sommeillait. Il y a autour de nous plus de feux cachés que nous ne soupçonnons, mais ils restent étouffés parce que nous avons peur de les attiser. Ainsi notre monde reste-t-il sombre.
Vous savez ce qu’un homme simple, mais soulevé par l’enthousiasme, peut réaliser dans la vie. C’est pourquoi l’apôtre nous conjure : « N’éteignez pas l’esprit ». Puissions-nous l’entendre pour l’amour de l’Esprit Saint, l’esprit même de Dieu, qui nous implore : laisse-moi brûler dans ton cœur, que je devienne vie, que je mène en toi le combat contre les pensées mauvaises et tristes.
Pourquoi cela ne se ferait-il pas ? Pourquoi fêtons-nous Pentecôte ? L’esprit de Jésus parcourt le monde et cherche des hommes qui décident de s’engager pour son royaume. Lorsque certains se laissent saisir par lui et ouvrent leur cœur, avec joie et sincérité, il recommence son travail sur nous, car il ne se décourage pas. Oui, que notre Seigneur fasse de nous des êtres spirituellement simples, c’est-à-dire suffisamment pauvres pour que nous ayons soif, que nous désirions son esprit, que nous implorions : « Viens, Esprit saint… », et il viendra, il rendra notre âme riche, il y fera entrer un morceau du royaume des cieux et ainsi sera accomplie la première de ses Béatitudes : « Heureux ceux qui ont un esprit de pauvreté, car le Royaume des Cieux est à eux » (Matthieu 5, 3).
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