« N’éteignez pas l’Esprit… » 1er mai 1910 (I Thessaloniciens 5, 19)
- Paroisse Protestante
- 11 juin
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Sermon du dimanche matin 1er mai 1910, en l’église Saint-Nicolas de Strasbourg
Sermon d'Albert Schweitzer, traduction Jean-Paul Sorg, L'Esprit et le Royaume, Arfuyen, pp. 229-235.
Il y a quinze jours nous avions examiné certains doutes que l’on élève aujourd’hui quant à la réalité historique de l’existence de Jésus. Je pense avoir pu vous assurer qu’ils ne sont en aucune manière fondés et qu’ils posent plus de problèmes qu’ils ne résolvent. Mais en même temps je vous ai dit que ce qui fait le fondement du christianisme ne serait pas ébranlé par ces doutes, si même ils devaient être confirmés. Car le christianisme est une religion de l’esprit. Nous y croyons parce que c’est en lui que notre esprit trouve sa vérité, et non pas parce qu’on détiendrait la certitude que Jésus de Nazareth en est bien le fondateur.
Aujourd’hui, je vous propose de réfléchir ensemble sur ce que cela signifie quand on dit que la religion coule de la source de l’esprit et qu’elle ne cesse de s’y renouveler. Qu’est-ce donc que la religion ? On répond généralement qu’elle est une croyance en ceci et ceci et encore ceci.
Mais pour que quelqu’un croie, ressente le besoin de croire, il faut que des pensées inquiètes et des interrogations se soient éveillées en lui, qui trouvent dans les articles de foi, qu’il reconnaîtra, une réponse apaisante.
Ainsi la religion provient-elle d’une recherche naturelle de l’esprit. Dès l’instant où un être humain commence à réfléchir sur les raisons de son existence, des questions élémentaires surgissent du fond de sa conscience et sa vie s’y accroche. Pourquoi cette existence terrestre ? Quel sens, quel but cela peut-il avoir, que des êtres humains naissent, grandissent, réalisent des choses, se donnent du mal, souffrent et meurent ? Notre existence s’enracine-t-elle dans l’éternité ou sommes-nous comme une vague qui déferle un moment, avant de s’engloutir dans le flot du temps ? Quel est donc le fondement de l’être même ? D’où vient ce qui existe et vers où cela va-t-il ? Quelle peut être la finalité de l’espèce humaine ? Y a-t-il une fin ultime et programmée du monde ? Ou l’être dans sa totalité existe-t-il sans raison, sans but, dénué de sens, incompréhensible, avec nous les humains jetés pour rien dans son tourbillon ?
Pourquoi la souffrance ? Pourquoi un enchaînement des causes, qui ne connaît ni le juste ni l’injuste, ni pitié ni miséricorde, qui ne constitue qu’un destin écrasant ? Quel amour percevoir dans le gouvernement du monde ? S’il y a crime, y a-t-il toujours un pardon ?
Notre esprit cherche des réponses à ces inévitables questions. Il désire construire une conception du monde dans laquelle il pourra situer l’existence humaine, lui donner un but, saisir ce devoir mystérieux qui lui incombe là, sur terre, et qui la fait agir, souffrir, espérer.
Ne me dites pas que ce ne sont là que des questions de philosophie, des problèmes de Weltanschauung, qui n’intéressent que les penseurs et les intellectuels. Ces questions ultimes, internes à la pensée, sont posées à même l’existence. Quand on examine la nature des choses en ce monde, peu importe que l’on possède une grande culture ou pas, que l’on soit savant ou non ; du moment que l’on est homme, authentiquement, l’on se trouve saisi en voyant à l’œuvre dans tous les phénomènes une énergie créatrice infinie et en même temps des lois, des fatalités, l’empire de la nécessité.
Ces questions ne sont rien d’autre que la répercussion des données de l’existence sur le fond de notre esprit. Ceux qui s’en laissent émouvoir témoignent par là même d’une piété première, élémentaire.
On a toujours essayé et on essaye encore de séparer la religion naturelle, qui tend à prendre forme dans l’esprit de chacun, et la religion révélée. Pour ma part, je n’arrive pas à les séparer, car je pense que l’une passe dans l’autre. Lorsque vous contemplez l’azur, pouvez-vous distinguer la ligne où s’arrête l’atmosphère terrestre et où commence à s’étendre l’éther ? Non, n’est-ce pas. Alors, lorsque vous considérez l’infinité de l’esprit, comment voulez-vous tracer une frontière entre le cours de la pensée naturelle et la pensée révélée ?
L’on se plaint de la faiblesse du christianisme. À juste titre. Nous vivons effectivement à une époque d’irréligiosité. C’est en partie dû à l’esprit de notre temps. Mais la faute en revient aussi au christianisme lui-même, tel qu’il s’est imposé. Il a étouffé la voix de la religion naturelle et a perdu ainsi une grande part de ses propres forces.
Vous avez entendu parler de la calamité qui frappe notre vignoble. Il y a toujours du soleil, mais les ceps ne donnent plus de fruits. Tantôt ce sont des insectes qui attaquent les racines, tantôt des pucerons qui font dépérir les rares raisins, ou c’est la maladie du blanc, l’oïdium, ou ce sont les feuilles qui s’étiolent. Chaque année, un autre fléau apparaît, dont on ne soupçonnait rien naguère. Mais lentement on commence à comprendre que les insectes, les pucerons et les maladies diverses ne sont rien de nouveau sous le soleil et que les différents maux tiennent au mauvais état des pieds de vigne. Autrefois ils étaient naturellement résistants. Maintenant, ils sont vulnérables et toute agression leur devient fatale. Pourquoi cela ? Parce que ces vignes sont toujours plantées sur le même sol qu’elles épuisent, de sorte qu’elles n’y trouvent plus les éléments minéraux et les sucs indispensables à leur vigueur.
Il en va ainsi du christianisme, en tant que forme religieuse pure. Le christianisme a négligé de se nourrir du sol sur lequel pourtant il s’élève, le sol de la religion élémentaire ou naturelle, constitué comme tel dans l’esprit humain. Il n’a pas encouragé les hommes auxquels il s’adresse à chercher et à penser ; au lieu de cela, il a prétendu fournir des réponses à tout, faisant croire qu’avoir de la religion ce n’est rien d’autre qu’adhérer à un certain nombre d’affirmations dogmatiques. C’est ainsi que plusieurs générations ont désappris à poser des questions et à penser, qu’elles sont devenues indifférentes et qu’elles ont fini par quitter un christianisme qu’elles n’ont jamais pu approcher d’une manière naturelle. Ce christianisme s’est comporté comme une mère qui ne prend jamais la peine de répondre à la curiosité des enfants et qui de cette façon leur enlève toute confiance dans la pensée ou l’esprit, avec pour effet de les voir se replier sur eux-mêmes et s’éloigner.
Le protestantisme a moins failli sur ce plan que les autres confessions. Il a perçu le danger de laisser la religion se fermer sur ses traditions. Néanmoins, il n’a pas voulu que la clarté de l’esprit pénètre son enseignement, comme par peur d’être arraché au rocher sur lequel le christianisme s’est construit.
Vous ne trouvez pas mauvais que ces interrogations soient exprimées ici, elles ne vous sont pas d’ailleurs pas inconnues. Du moment qu’une pensée est inspirée par l’esprit de Jésus, elle a sa légitimité à l’intérieur du christianisme.
Ce qu’il y a de remarquable chez Jésus : il n’est pas apparu en public avec une doctrine toute faite et toute prête à être enseignée. En lisant ses paroles et ses paraboles, on se rend compte à chaque fois qu’il se tourne vers l’intelligence naturelle et les sentiments des personnes, cherchant à éveiller en elles les bonnes dispositions de leur cœur. Il met en mouvement la piété élémentaire des hommes, il sait que la religion ne pourra qu’y gagner en force. De là cet aspect presque incohérent parfois de son enseignement, qui le différencie tellement des fondateurs d’autres religions. Il laisse du jeu à la pensée.
Et, en effet, l’esprit n’a cessé de féconder le christianisme et de le transformer. C’était pour lui une nécessité. La conception du monde, dans laquelle la religion de Jésus s’était formée, nous est devenue incompréhensible. Nous ne croyons plus à l’imminence d’une fin du monde et à une intervention directe de Dieu dans l’histoire de l’humanité ; nous avons une autre idée de ce que peut être l’exaucement des prières ; nous nous représentons autrement l’immortalité de l’esprit en nous. C’est comme la différence entre l’astronomie de ce temps-là et la nôtre. Le progrès ne nous apporte pas seulement de nouvelles connaissances, mais ouvre de nouvelles questions là où autrefois les choses paraissaient simples et résolues. Les modernes se trouvent confrontés à l’insondable infini de l’univers.
Le travail de l’esprit ne consiste pas seulement à construire une nouvelle image du monde, dans laquelle installer la religion ; il consiste aussi à approfondir les conceptions religieuses elles-mêmes. Vous ne pouvez plus, aujourd’hui, faire vôtres maintes affirmations attribuées à Jésus. Lorsque par exemple il promet à ses contemporains qu’ils toucheront dans le ciel leur salaire, pour tout ce qu’ils auront réalisé et enduré ici bas, nous estimons, quant à nous, qu’un tel langage n’est pas nécessaire car selon notre sens éthique la piété véritable n’est pas déterminée par l’attente d’une récompense, ni par la crainte d’un châtiment. Cette attente et cette crainte étaient les deux moteurs de l’ancienne religiosité, ce ne peut plus être le cas. De même, la doctrine de la prédestination, éternelle et insondable élection ou damnation, qui se fonde encore sur certaines paroles de Jésus. C’est l’esprit au travail qui a rendu caduques ces conceptions, ainsi la religion est-elle destinée à devenir de plus en plus spirituelle.
Que l’on n’aie pas peur d’entendre de tels propos, ils n’enlèvent rien à la grandeur de Jésus. Je crois que sa vraie grandeur se manifeste là où des hommes qui se réclament de lui ont le courage de dire ce qu’ils pensent et de rester véridiques, intérieurement et dans les conditions de leur époque. C’est de ce courage pour la vérité que dépend l’avenir du christianisme : ou ce que Jésus a semé croîtra et mûrira en moisson ou cela s’étiolera, faute de la lumière du soleil.
L’esprit, qui poursuit son travail d’éclaircissement le long des siècles, n’a pas dépassé la religion de Jésus ; il l’a dégagée des conceptions anciennes qui l’avaient vu naître. Et en même temps il a fait apparaître ce qu’il y a d’impérissable dans cette religion, ce qui en elle pourra réveillera et purifier le sens religieux des hommes de tous les temps.
J’ai l’impression que Jésus a saisi l’essence même de la religion, qu’il en a révélé ce qu’elle a d’intelligible afin que nous le gardions. Par ses paroles il nous signifie que la religion n’est rien d’autre que la lumière intérieure de notre âme ; les diverses facultés, le raisonnement, l’intuition, la croyance et l’interrogation, aspirent à la parfaite connaissance, mais sans y atteindre elles ne cessent de graviter dans cette lumière et de la réfléchir.
Nous vivons à une époque où les interrogations l’emportent sur le savoir. Nous n’avons pas de réponses définitives aux questions que notre esprit pose ; nous ne pouvons nous entendre sur une conception unitaire et satisfaisante du monde. Nous souffrons de ce manque, mais savons qu’il nous faut l’accepter et que pour autant ni la religion en général ni le christianisme en particulier n’en deviennent vains, du moment que l’esprit de Jésus et sa piété demeurent en nous.
De nouveau, nous mettrons notre confiance dans la force de la pensée religieuse naturelle qui pose des questions sur la place de l’homme dans l’univers, sur Dieu, sur l’origine de la vie et l’immortalité de l’esprit ; nous creusons ces questions en toute liberté, sans crainte, car nous pensons que ces interrogations sont une manière aussi d’être pieux et qu’elles peuvent préparer la construction d’une nouvelle conception du monde qui soutiendra les principes de Jésus et les transmettra aux générations futures. Voilà pourquoi nous sommes décidés à suivre jusqu’au bout les questions et à examiner toutes les idées, en pariant sur la vie de l’esprit. Une époque qui empêche le travail de l’esprit se sclérose et se condamne elle-même au déclin.
Jésus nous a appris à nous inspirer des phénomènes de la nature pour exprimer sous forme de paraboles les phénomènes de l’esprit. Nous savons que la nature est régie par la loi de la gravité universelle. Les corps célestes gravitent autour de soleils. Et cette force qui les fait tourner les maintient aussi à distance d’un même centre. Ce n’est que par l’attraction qu’ils exercent l’un sur l’autre que notre Terre et le Soleil restent liés. Sans le mouvement, la Terre tomberait dans l’espace infini et ne porterait plus la vie.
Ainsi de l’esprit. Il est la force qui donne son mouvement à notre pensée et la fait tourner autour d’un centre constitué par les idées et les commandements de Jésus. Il ne pourrait garder son orbite s’il n’était relié à un tel centre de vérité. C’est ce que nous croyons. L’action de cette force de l’esprit est, symboliquement, comme celle de la loi physique de la gravitation, aussi mystérieuse et insondable qu’elle.
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