Soultz, 9 septembre 2023, Le Notre Père 4
Roland Kauffmann
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour
τὸν ἄρτον ἡμῶν τὸν ἐπιούσιον δὸς ἡμῖν σήμερον·
tòn árton hêmỗn tòn epioúsion dòs hêmîn sếmeron·
pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés
καὶ ἄφες ἡμῖν τὰ ὀφειλήματα ἡμῶν, ὡς καὶ ἡμεῖς ⸀ἀφήκαμεν τοῖς ὀφειλέταις ἡμῶν·
kaì áphes hêmîn tà opheilếmata hêmỗn, hôs kaì hêmeîs aphêkamen toîs opheilétais hêmỗn·
Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal.
καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν, ἀλλὰ ῥῦσαι ἡμᾶς ἀπὸ τοῦ ⸀πονηροῦ.
kaì mề eisenégkêis hêmâs eis peirasmón, allà rhûsai hêmâs apò toû ponêroû·
Pour continuer notre exploration de la prière centrale pour la vie de l'Église et de chacun d'entre-nous qu'est le Notre Père, je vous propose aujourd'hui un petit détour. Il s'agit de bien marquer l'articulation entre les deux parties du Notre Père que nous avions souligné jusqu'à présent.
En effet, lors de nos précédentes méditations du Notre Père, nous avions d'abord souligné qu'il était composé de deux parties, de trois demandes chacune. La première traitant de Dieu « Que ton nom soit sanctifié… etc... » Nous disions que la répétition de la formule introductive « Que » servait à marquer l'intention de celui qui prie de placer Dieu au centre de ses préoccupations et de son existence. En se décentrant de ses propres inquiétudes et aspirations, le fidèle qui demande « que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite » est détourné de lui-même et réorienté vers ce qui le dépasse, vers ce qui élargit son horizon. Nous disions que cette première partie, celle de Dieu, nous fait regarder au-delà de nous, des réalités que nous voyons et de notre expérience. Non pas l'au-delà de la mort mais l'au-delà de notre petit univers, de nos sens, de nos désirs et de nos intérêts. Plutôt que de nous regarder le nombril, la première partie du Notre Père, nous conduit à regarder le ciel et la terre dans leur immense beauté.
C'est exactement à ce détour que nous convie le psaume 19 que nous avons entendu tout à l'heure. Vous aurez remarqué l'emphase poétique et cette image merveilleuse du soleil qui comme un époux s'élance le matin hors de sa tente pour accomplir sa course et revient le soir auprès de son épouse. J'en profite pour rappeler que les hommes de ce temps n'étaient pas plus idiots que nous. Ils ne pouvaient évidemment savoir que c'est la terre qui tourne autour du soleil. Et l'image de celui-ci s'élançant dans le ciel n'a aucune prétention de vérité théologique, c'est la vérité de l'expérience : on voit le soleil se lever et on le voit se coucher. Et nous-mêmes, qui connaissons aujourd'hui l'astronomie, en éprouvons le sentiment quand nous admirons un « coucher de soleil ».
Mais le détour que je vous propose ne va pas aussi loin. Avez-vous remarqué que le psaume a lui aussi deux parties ? La première exprime la beauté de la création, l'ordre immuable des lois physiques et biologiques. Le soleil suit sa course suivant un ordre décidé par Dieu et tout ce qui existe est régi par cette décision. Remarquons d'abord le caractère extraordinaire de cette affirmation à une époque où les dieux ne maîtrisent pas forcément l'ordre des choses. Le Dieu des Hébreux a cette particularité d'avoir ordonné l'univers et de continuer à le maintenir. C'est une des premières différences fondamentales avec toutes les autres religions antiques.
Mais c'est la seconde partie du psaume qui m'intéresse dans notre méditation du Notre Père. Cette seconde partie du psaume nous parle de l'homme. De même que les choses naturelles sont régies par une loi, ce que nous appelons aujourd'hui la physique, une loi est proposée à l'homme et là se trouve toute la différence. La loi n'est pas subie, elle n'est pas imposée, elle n'est pas automatique, elle n'est immuable comme l'est la course du soleil. L'auteur du psaume nous en dit les bienfaits, la simplicité et la limpidité. Elle « restaure l'âme », elle est « plus précieuse que l'or le plus fin, plus douce que le miel qui coule des rayons ». Qui n'en voudrait pas ?
Et pourtant ! L'auteur du psaume atteint une profondeur psychologique qui n'aura pas attendu les découvertes de la psychanalyse. Au verset 13 de ce psaume il introduit quelque chose de fondamental : « qui connaît ses fautes involontaires ? Pardonne-moi ce qui m'est caché » (19, 13). Le psalmiste reconnaît ici qu'il y a des choses en nous qui nous dépassent, qui viennent du plus profond de nous-mêmes et dont nous ignorons tout et qui pourtant motivent nos actes, nos pensées et nos réactions. Il introduit l'idée que nous sommes pas responsables de tout ce que nous faisons, nous sommes conditionnés, construits par des expériences de vie qui ne sont mêmes pas forcément les nôtres mais peuvent être celles de nos parents. David parle ici de ce que l'on appelle aujourd'hui l'inconscient.
Des limites à dépasser
Et ce qui est extraordinaire, c'est qu'après avoir montré la beauté de la création et de la loi, il souligne nos limites en trois versets :
d'abord notre volonté, « pour qui observe tes commandements »
ensuite notre involonté « ce qui m'est caché » et enfin « les présomptueux », c'est-à-dire tout ceux qui constituent des obstacles à une vie sainte.
Ainsi il y a trois limites à notre obéissance et notre acceptation de la loi de Dieu : il y a d'abord notre volonté, il faut vouloir vivre dans cette nouveauté de vie qu'est l'évangile ; il y a ensuite tout ce qui nous restreint, nous empêche de l'intérieur, tout ce qui bride notre volonté et la contraint au renoncement et à la déception ; et enfin il y tout ce qui nous empêche de l'extérieur, nous menace et nous fait peur, nous écrase et nous étouffe.
Pour vivre dans la loi de l'évangile, il faut de l'énergie, il faut être débarrassés de nos chaînes intérieures et à l'abri des menaces extérieures. Et vous aurez évidemment reconnu dans ces trois conditions les trois demandes du Notre Père !
Souvenez-vous, la première partie se termine en parlant de la volonté de Dieu à la fois « sur la terre comme au ciel ». c'est le même parallèle que dans le psaume : à la beauté de l'ordre naturel répond la beauté de la grâce de Dieu qui nous permet de vivre sur la terre comme si nous étions au ciel, c'est-à-dire avec au cœur la dimension de l'éternité.
Et la seconde partie, après avoir parlé de la « volonté de Dieu » nous parle de notre volonté et des limites qu'elle peut rencontrer.
Il faut d'abord qu'elle existe, cette volonté de vivre. Et pour cela, elle a besoin de moyens d'existence, c'est le « pain quotidien ». On ne peut vouloir faire le bien, aimer son prochain et rechercher la paix dans le monde quand on a le ventre creux et que l'on est taraudé par l'angoisse, non pas du lendemain mais de l'aujourd'hui. C'est pourquoi après la splendeur divine, le Notre Père revient aux réalités les plus prosaïques, les plus matérielles. La satisfaction des besoins élémentaires est une nécessité, nous le savons bien mais ces besoins ne sont pas seulement le pain, le vêtement et le toit. C'est aussi de dignité, de liberté et de sûreté dont nous avons besoin pour vivre dans la sainteté. Et avez-vous remarqué que la prière ne dit pas « donne-moi » mais qu'à chaque fois, elle répète « donne-nous ; pardonne-nous ; ne nous soumets » ? Elle sait, la prière de l'Église, que les disciples du Christ que nous cherchons à être ne peuvent se présenter devant Dieu « chacun pour soi » mais nous devons toujours emmener avec nous nos frères et sœurs de toute l'humanité.
Quant aux « offenses » ou aux « dettes », selon la traduction choisie, ce ne sont pas autres choses que ces « fautes involontaires », ces choses cachées dont parlait le psalmiste. Bien sûr qu'aucun d'entre nous ne commet d'offenses volontaires contre Dieu, nous ne serions pas là dans ce cas. Et nous n'avons pas forcément conscience de notre dette envers lui parce que nous cherchons tous à vivre correctement. C'est là que la prière exprime magnifiquement le message biblique : elle nous révèle à nous-mêmes. Elle nous montre que notre vie ne se résume pas à ce que nous en faisons ou en voyons mais que tout ce que nous sommes, le visible et le caché, est parfaitement connu de Dieu, accepté et transformé. Prendre conscience que nous avons besoin d'être pardonnés, c'est revenir à une humilité fondamentale qui nous permet alors de pardonner aussi car la vérité de l'autre n'est ni meilleure ni pire que la mienne. Le pardon, reçu et donné, de ce que nous savons et de ce que nous ignorons, est une nécessité vitale.
Enfin le mal, le malin, c'est tout ce qui nous est extérieur. Toutes les influences et les contraintes que nous subissons sans forcément avoir de prises sur elles. Qu'il s'agisse des grandes évolutions sociétales ou des grandes tendances qui construisent le monde de demain, nous sommes tous concernés par la marche des temps. Nul complot, nulle théorie d'un projet secret dans ce constat que la paix ou la guerre dans le monde a des conséquences concrètes pour la vie de chacun d'entre-nous et nous en faisons l'expérience chaque jour. Quand la prière désigne ce danger de la « tentation » ou de « l'épreuve » et demande la protection contre le « mal », elle dit une chose essentielle : le mal n'est pas une fatalité et il ne vient pas de Dieu. Il ne correspond pas à sa volonté et il est toujours le résultat d'une action et le jeu de forces que l'on peut identifier et reconnaître et auxquelles on ne peut ni ne doit se résigner ni se soumettre.
Dire « ne nous soumets-pas », c'est dire d'une même voix « nous ne nous soumettrons pas à l'ordre du monde quand il écrase, quand il opprime, quand il étouffe l'humain ». Dire « Donne-nous notre pain de ce jour » c'est dire d'un même souffle « nous veillerons à ce que tous aient l'essentiel de ce qui fait la vie, non seulement le pain mais aussi un sens à leur vie ». Dire « pardonne-nous », c'est s'engager à pardonner à notre tour comme nous avons été pardonnés par Dieu le premier.
Car souvenez-vous de l'ordre des premières demandes « que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite ». Nous passion de «que mon nom, que mon règne, que ma volonté » à ta volonté. Il n'est pas de meilleure manière de sanctifier le nom de Dieu que de veiller sur nos frères et sœurs, tous, qu'ils soient chrétiens ou non, le règne de Dieu est au bénéfice de l'ensemble de l'humanité.
Le Notre Père est le lieu d'un double déplacement : de « mon » à « ton » et de « mon » à « notre ». Chacun d'entre-nous est ainsi au croisement entre « toi » et « nous », entre Dieu, le ciel, d'une part et l'homme, la terre, d'autre part. Et je terminerai cette série de méditations sur le Notre Père en laissant la parole à Simone Weil : « Cette prière contient toutes les demandes possibles ; on ne peut concevoir de prière qui n'y soit déjà enfermée. Elle est à la prière comme le Christ à l'humanité. Il est impossible de la prononcer une fois en portant à chaque mois la plénitude de l'attention, sans qu'un changement peut-être infinitésimal, mais réel s'opère dans l'âme »1.
1 Simone Weil, Le Notre Père, Bayard, 2017, [1942], p.53-54.
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