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Roland Kauffmann

Une parole qui crée le monde

Jean 1, 1-14

Ésaïe 52, 7-10, Guebwiller 25 décembre 2024 – jour de Noël


Bérechit bara Elohim ; au commencement l'Éternel Dieu créa le ciel et la terre – Au commencement était la Parole et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.


Ainsi commencent, non seulement le ciel et la terre mais le livre de Moïse et l'évangile de Jean. Ces cinq livres qui forment la Torah, le livre de la Loi qui commande et organise la vie matérielle et spirituelle du peuple hébreux, des descendants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Ils constituent le cœur de la foi et de l'espérance d'Israël qui se vit et se comprend comme un éternel retour aux sources. Le présent n'a de sens pour l'ancien Israël que dans la mesure de sa fidélité à l'intention d'origine. Ce n'est pas une nostalgie au sens où l'on pourrait toujours dire « c'était mieux avant » bien au contraire.


Regarder vers le passé pour juger le présent et envisager l'avenir est le meilleur moyen de vérifier si l'on est toujours dans le bon chemin. Ce n'est pas une volonté de revenir en arrière, de faire comme si rien de l'histoire n'avait eu lieu pour retourner vers une sorte de jardin d’Éden idéalisé et figé dans le souvenir. C'est plutôt se donner une orientation vers le futur fondée sur la fidélité de celui qui est le créateur du monde. Il y a en effet, une double nature à la notion de fidélité dans la foi d'Israël.


Il y a bien sûr la fidélité individuelle, celle de chacun et chacune de ceux qui se réclament de l'héritage d'Abraham et de Moïse, une fidélité dans l'observance de la Loi qui réclame avant toutes choses, la justice et le droit. Mais avant tout, il y a la fidélité divine, celle qui est à la base de tout et qui, contrairement à nos fidélités, n'est pas susceptible de faillir. C'est la grandeur du récit de la Genèse, non pas de nous raconter dans le détail la manière dont Dieu a créé le monde, on pourrait le raconter différemment mais de nous dire une chose essentielle : le monde ne se suffit pas à lui-même. Ce monde est marqué par le changement, tout change, toujours et en toutes manières mais Dieu n'est pas dans ce monde, contrairement au monde, au ciel et à la terre qui changent, Dieu lui ne change pas. Il est cette réalité hors du monde qui permet justement de ne rien confondre de ce qui est dans le monde avec lui.


Dire que Dieu a créé le ciel et la terre, c'est dire que rien de ce qui dans le ciel ni sur la terre, ni même sous la terre, ni au-delà du ciel ne peut prétendre diriger et gouverner le monde des hommes. À une époque où les hommes pensaient que les profondeurs de la terre étaient peuplées de monstres démoniaques ou les hauteurs du ciel d'anges malveillants, que l'air même était le siège des démons responsables des maladies et qu'il était courant de rendre un culte à ces puissances qui décidaient de notre vie ou de notre mort, la parole de la Genèse était une véritable déclaration de guerre à l'idolâtrie : ni le ciel ni la terre ne sont dieux mais des créatures. Rien de ce qu'ils font ne compte, seul compte la fidélité du Dieu créateur.


Jean a toutes ces choses à l'esprit quand il commence à composer son évangile pour raconter à son tour la vie et l’œuvre de celui auquel il a dédié son existence, de celui qui l'a appelé à rendre compte de son nom. Et Jean fait la même chose que l'auteur de la Genèse, il prend de la hauteur. Il sait très bien ce qu'il va raconter, les différents moments où le message de Jésus va prendre forme ; il va entrer dans des détails, expliquer, argumenter, défendre son propre point de vue en opposition parfois avec les autres évangélistes et les autres apôtres. Le portrait de Jésus qu'il va dresser ne sera pas forcément le même que celui qu'en ont fait Matthieu, Marc, Luc ou l'apôtre Paul. Mais peu lui importe, il ouvre son évangile en nous élevant au niveau des principes, au niveau de ce qui est essentiel et qu'il faut comprendre si l'on veut avoir part au Royaume de Dieu grâce au message de Jésus.


Une nouvelle création en Esprit


« Au commencement… » Jean est un juif pétri de la loi et de la tradition. Il a répété tout au long de sa vie, « béréchit bara Elohim » et il sait que tout ce qui arrive le fait en raison de son commencement. C'est l'impulsion initiale qui décide du point d'arrivée. Il faut toujours revenir à l'origine pour connaître la destination parce qu'il sait bien que les choses n'ont pas de puissance ni de volonté en propre mais qu'elles sont dirigées et répondent toujours à une intention, à une volonté.


Mais au lieu de reprendre la formulation ancienne qui lui semble sans doute trop matérielle voire matérialiste, trop attachée à décrire les choses dans une sorte d'enchaînements logiques, Jean va encore plus loin, ou plutôt encore plus haut que l'auteur de la Genèse. Il sait que Dieu a créé le monde, le ciel et la terre mais que ce qui compte n'est pas ce que Dieu a créé mais le moyen par lequel il a créé tout ce qui existe : souvenez-vous « Dieu dit » et la chose arrive. C'est en parlant, en prononçant la chose que la chose arrive, « Que la lumière soit, et la lumière fut », ce qui est important c'est le D’avar, le mot des Hébreux, ce que les Grecs ont appelé le logos, la raison, et les Latins, le verbum, le verbe.


Et toute l'intrication de Jean lorsqu'il nous explique que la Parole, le logos, était « avec Dieu », « était Dieu » que rien « n'a été fait sans elle » vise à nous faire comprendre qu'il ne s'agit pas de n'importe quel d’avar, de n'importe quelle raison, ni de n'importe quel verbe mais toujours celui de Dieu. Ce n'est pas la raison en soi, ni le discours ou quelque autre nom que l'on voudrait donner à ce mot de logos qui compte, ce qui compte c'est que cela soit la « raison de Dieu », le logos de Dieu. Et pour un homme de ce temps-là : la raison n'est pas un principe philosophique au sens que lui ont donnée notre culture européenne. Dire « la raison », c'est dire non pas le « comment » mais le « pourquoi » !


Dire qu'au commencement était la Parole, c'est dire qu'au commencement était la Volonté de Dieu, son intention, et que tout ce qui existe tend à l'accomplissement de cette volonté.


C'est un extraordinaire exercice de concentration que réalise Jean. Non pas notre concentration intellectuelle aujourd'hui pour le comprendre mais la concentration spirituelle qu'il effectue quand il dit que cette parole « a été faite chair », car c'est dire que toute la volonté de Dieu, depuis la création du monde n'avait d'autre but et était toute entière contenue dans la personne, dans la vie et dans le message de celui dont il va nous raconter l'histoire.


Et il use de métaphores pour que l'on comprenne bien l'importance de son récit. Ce n'est rien de moins que de vie ou de mort dont il veut nous parler, ce n'est rien de moins que la lutte immémoriale entre la lumière et les ténèbres qui est en jeu et celui dont il va être question est supérieur même à Moïse parce que si celui-ci a donné la loi, celui dont on va parler, Jésus-Christ a apporté bien plus que la loi : la grâce et la vérité.


Observez ce double mouvement, de concentration d'abord pour en arriver à dire que Jésus est en lui-même la réalisation de l'intention de Dieu de toute éternité et de dilatation ensuite pour dire cette chose extraordinaire, qui révolutionne toute compréhension que l'on peut avoir de Dieu, à l'époque de Jean comme à la nôtre. Mais avant encore de dire cette révolution, il prend encore le temps de remettre les choses dans l'ordre du Royaume de Dieu. Parce qu'il voit bien les arguments de ceux qui sont contre lui.


Parole contre paroles


Les uns pensent que Jésus, malgré tout ce qu'il a fait n'est jamais autre chose qu'un exemple de moralité ou de sagesse, un prophète certes mais qu'il n'a jamais rien fait d'autre que d'actualiser le message de Moïse, en allant certes un peu plus loin sur le chemin de la charité et de la justice mais que finalement force doit rester à la tradition et à la loi, car il en va de la fidélité à Dieu. Ceux-là croient que la foi est une affaire de chair et de sang ou encore de petits arrangements et déclarations de foi, et qu'il faut d'abord suivre Moïse puis seulement éventuellement Jésus.


Jean va démonter ce discours là encore en y opposant un autre discours, au d’avar des uns, il va opposer rien de moins que le d’avar, la volonté de Dieu. À la parole de Dieu, le bavardage des autres ne peut rien opposer. Alors que Paul dans ses lettres aux Églises argumente et défend ses positions, Jean est bien plus radical en disant que ce n'est plus par la chair et la sang ni par la volonté des hommes, ce que revendiquent ses contradicteurs que l'on peut recevoir la lumière mais uniquement par la voie que Dieu lui-même a choisi en concrétisant sa volonté dans la personne de Jésus.


Beaucoup ont cherché à traduire ce mot logos. Que ce soit je l'ai dit par « parole, discours, raison, verbe » ou même comme je l'ai fait ici par « intention ou volonté ». Tout cela est juste et bon mais il me semble que l'intention de Jean est bien plus simple et bien plus forte. Il sait bien que ce qu'il veut dire pourrait passer pour un blasphème aux oreilles de ses opposants alors il fait un détour mais ce qu'il veut dire c'est « Au commencement était Jésus et Jésus était avec Dieu et Jésus était Dieu (…) et Jésus était la vie et la lumière des hommes ».


Donner à voir le visage de Dieu


Imaginez comment auraient réagi les opposants à l'époque de Jean. On en a pendu, crucifié ou brûlé d'autres pour moins que cela. Il use donc d'une sorte de double langage que peuvent comprendre les fidèles sans pour autant être condamné par les autres puisqu'en utilisant des concepts abstraits, il se place sur le terrain du débat d'idées. En allant aussi haut dans l'abstraction, en allant dans la voûte de la création, de ce logos créateur, il n'oublie pas cependant son projet de raconter la vie de Jésus, ce qui sera l'objet de son évangile.


Ainsi il donne à comprendre que ce qu'il va raconter n'est rien de moins que le portrait de Dieu lui-même ayant pris forme entière et complète dans le personnage de Jésus. Et que si l'on veut vraiment connaître Dieu, ce n'est plus par la loi ni par Moïse ni par les philosophes que cela doit passer mais par la découverte de celui qui fut l'incarnation de Dieu lui-même.


C'est cela que recherche Jean et nous avec lui aujourd'hui : à travers son récit des actes et des paroles de Jésus, nous aider à comprendre ce qui dépasse de loin la vie et l’œuvre même du Christ. Jean prétend révéler au monde ce qui concerne Dieu en racontant sa vie d'homme vivant et souffrant sur les chemins de Galilée jusqu'à la croix. Une manière aussi de dire qu'il n'est plus nécessaire de suivre aucun autre chemin que celui de la bonté et de la compassion que nous montre le Christ dans le récit de Jean.


Voilà pourquoi nous devons encore et toujours revenir aux textes. Que ce soient ceux de Jean ou des autres évangélistes, que ce soit les textes de Paul ou ceux de Moïse, des prophètes ou des poètes. Quand nous parlons de la « parole de Dieu », c'est de Jésus dont il est question et Martin Luther l'avait fort bien compris en disant que dans la Bible, seul ce qui parle, préfigure ou anticipe le Christ avait une importance ; l'on pouvait donc se débarrasser de tout ce qui ne parle pas du Christ.


Nous ne le suivrons pas dans cette radicalité. L'intelligence du texte, de tous les textes qui forment notre héritage comme de ceux qui nous aident à les comprendre voilà ce qui doit nous aider aujourd'hui, dans notre société contemporaine, à discerner comment et pourquoi vivre au nom du Christ. Ce n'est sans doute pas la seule mais c'est celle que nous propose l'évangile de Jean et qui nous paraît la meilleure pour nous et notre temps.

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