Célébration oecuménique - Saint-Maurice, Soultz, 11 novembre 2025
- Roland Kauffmann
- il y a 5 jours
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La loi d'airain qui doit diriger le monde
Nous sommes en novembre 1918. Les armes viennent de se taire et l'Europe assiste, hébétée, au désastre qui vient de s'achever. Cette guerre, la plus meurtrière jusque là de l'histoire des hommes, est une véritable « fin d'un monde », ce « monde d'avant » que le romancier Stéphan Zweig décrira bien des années plus tard. L'industrialisation de la guerre a atteint des proportions inimaginables et si elle avait encore duré, les limites de l'horreur auraient sans doute encore été repoussées.
Novembre 1918 à Strasbourg, les troupes victorieuses entrent dans la ville le 21 dans un défilé triomphal comme elles l'ont fait dans bien des villes d'Alsace, à Mulhouse le 17 novembre, à Colmar le 18. L'heure est à la liesse populaire, les foules acclament autant les troupes que les camions de ravitaillement, le cauchemar est terminé mais les temps sont durs et l'avenir n'est pas clément. Les risques d'insurrections, la grippe espagnole, autant d'horizons qui sont bien plus sombres que les uniformes des soldats français.
24 novembre 1918, alors qu'un Te Deum réunit les autorités civiles, militaires et religieuses au Temple Neuf, toutes les églises catholiques ou protestantes sont invitées à rendre grâce à Dieu d'avoir donné la victoire à la France et tous les pasteurs et prêtres s’exécutent fidèlement de cette tâche. Tous sauf un, dans la petite église de Saint-Nicolas sur le bord de l'Ill, un jeune pasteur vicaire, fraîchement revenu du Congo où il était médecin, ne participe pas à la liesse convoquée.
Il faut dire qu'il vient aussi d'être libéré du camp de concentration où avec son épouse Hélène, il avait été interné en tant que citoyen allemand. Il est revenu à Strasbourg dans le cadre d'un échange de prisonniers, il est revenu malade et épuisé. Les difficultés pulmonaires de son épouse ont évolué vers la tuberculose, en grande partie en raison des conditions de détention.
En 1913, il avait salué ses paroissiens juste avant de partir soigner les Africains en invoquant « la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence ». Lui, le théologien, le pasteur, le musicien, le médecin allemand avait fait le choix d'une mission française alors que les risques de guerre étaient déjà bien réels. Il savait bien qu'on allait s'étonner de sa présence, qu'il serait considéré comme un espion, qu'on allait peut-être lui dire « Il est minuit, docteur… » mais non ! Il n'a pas cédé aux insistances d'Hélène. Il voulait porter, non seulement un message de rédemption auprès des populations colonisées mais aussi un message de fraternité chrétienne autant qu'humaine par-delà les frontières du nationalisme.
Vous aurez reconnu bien sûr Albert Schweitzer dont nous fêtons cette année le 150e anniversaire de la naissance. Celui-ci considérait que le nationalisme était l'exact inverse de l'amour de la Patrie. Que l'on aime son pays, son histoire, sa culture et que l'on cherche à le défendre à tout prix, à défendre sa liberté, sa terre, sa famille, lui semblait légitime. Que l'on soit fier de sa nation, allemande ou française, anglaise ou toute autre en raison de ce que chacune, dans son génie propre a apporté à la culture universelle, voilà qui est juste et bon. Que l'on soit prêt à mourir pour défendre sa liberté, son pays et tout ce qu'il a construit, voilà une réalité que Schweitzer comprenait.
Aujourd'hui que tant d'hommes et de femmes souffrent de la guerre aux frontières de l'Europe, que les bruits et la fureur de la guerre nous menacent, la paix dont se réclamait Albert Schweitzer n'était pas celle de ceux qui renoncent à leur liberté, à leur indépendance ou à leur terre sous les coups d'un agresseur. Elle n'est pas non plus la paix de ceux qui renoncent à leurs idéaux sous le poids d'un plus fort. La paix à laquelle Schweitzer a consacré sa vie est celle qui est fondée sur la justice, le droit, la dignité et la liberté, sur ce qu'il appelle le Respect de la vie.
Un acte de courage
24 novembre 1918. Pour la première fois en public, il prononce dans son sermon auprès de ses paroissiens de Saint-Nicolas ces mots « Ehrfurcht vor dem Leben » - « Respect de la vie ». Alors que dans toutes les églises, grâce sont rendues à Dieu d'avoir donné la victoire à la France, le pasteur Albert Schweitzer s'adresse à des hommes et des femmes qui ont perdu un enfant, un père, un mari, un fiancé, un ami. Il a devant lui les bancs vides de ses catéchumènes, morts au combat. Et il se refuse à rendre grâce à Dieu mais il rend hommage à la cohorte des victimes, « sans distinction d'armes ou de nationalités, [qui] sont simplement des hommes, unis par l'adversité et la souffrance [et] qui réclament de nous un engagement. »
À certains, les circonstances ont donné la victoire, à d'autres le lot de la défaite. Ils ne sont certainement pas morts pour la plus grande gloire de Dieu mais leur mort nous oblige à faire en sorte qu'elle n'ait pas été vaine. Et Schweitzer de se placer auprès de ceux qui ont souffert dans leur chair la perte d'un être cher. Aux « cœurs endeuillés », c'est plus que de la sympathie qui est nécessaire mais un véritable serment, pris dans la boue des tombes.
« Quel serment devons-nous faire aux morts ? » se demande Schweitzer, « Promettons-leur que leur sacrifice n'aura pas été inutile. ». ils n'ont pas été sacrifiés sur l'autel de la gloire de Dieu mais au nom du principe d'inhumanité qui envisage la guerre comme une opération comptable en vue d'un gain plus ou moins important. C'est contre cette déshumanisation qui a conduit à la guerre qu'il faut désormais lutter et « tandis que nous nous inclinons et nous humilions devant eux, nous faisons le serment de détruire cet esprit d'inhumanité auquel ils ont été sacrifiés. »
Désormais, « il faut que le commandement ancien « Tu ne tueras point » devienne une réalité et il faut que « le respect de la vie et de la souffrance humaine – même à l'égard des plus humbles et des plus obscurs d'entre les hommes – soit désormais la loi d'airain qui régisse le monde ! ».
Le professeur Matthieu Arnold, biographe de Schweitzer considère que pour cette seule phrase prononcée dans les circonstances que j'ai dites, Albert Schweitzer méritait le Prix Nobel car il était bien seul à tenir ce discours.
L'avènement du Royaume de Dieu
« Prêtez l'oreille », déclare encore Schweitzer « écoutez le bruissement du Royaume de Dieu dans les airs, tel qu'aucune autre génération ne l'a jamais entendu. Notre mission est de faire (…) le pas décisif auquel l'humanité, jusqu'à ce jour, n'a jamais pu se résigner ; nous ne pouvons pas reculer, les morts nous entraînent et nous poussent en avant. Il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleurs car les premières choses ont disparu. » Vous avez reconnu là les paroles de notre texte de l'Apocalypse.
Pour Albert Schweitzer, ces premières choses qui doivent disparaître, qui ont disparu c'est précisément la négation du respect de la vie humaine, c'est-à-dire toutes « les catastrophes que les hommes peuvent déclencher contre leur prochain. » Maintenant que la catastrophe est passée, il est temps de faire du respect de la vie la loi d'airain qui doit diriger le monde : au « sacrifice colossal [qui a été consenti] doit correspondre un renouveau à la mesure du prix qui en a été payé et c'est à nous d'en avancer la réalisation ».
Novembre 1918 – novembre 2025. Depuis l'horizon décrit ce matin-là par le pasteur Schweitzer, bien d'autres guerres sont venues déplacer encore les bornes de l'inhumanité et nous en voyons tous les jours les conséquences. Ukraine, Palestine, Soudan, la liste serait trop longue pour être continuée mais aussi dans nos propres sociétés où la loi du plus fort, du plus puissant, s'impose au prix de la souffrance et de la déshumanisation. Devons-nous pour autant baisser les bras et nous résigner au désordre du monde ?
Ce serait renoncer à notre mission de chrétiens : l'exhortation de Schweitzer « d'accomplir la tâche qui nous incombe [parce que] tout ce que nous aurons négligé de faire, aucune génération au monde ne pourra le rattraper au cours des siècles ». Inlassablement, malgré toutes les raisons de désespérer, il nous faut, encore et toujours, agir pour que toutes les raisons de la guerre soient désamorcées quand il en est encore temps. Le royaume de Dieu ne viendra pas sans que nous y prenions une part active, ce royaume de Dieu où, nous l'avons entendu dans les mots du prophète Ésaïe, le loup et l'agneau séjourneront ensemble (Ésaïe 11,6) mais cet impossible à nos yeux adviendra par la justice et la fidélité, par le droit et la solidarité.
Quand le Christ s'adresse pour la première fois à la foule rassemblée sur la montagne et qu'il prononce ce que nous appelons aujourd'hui les béatitudes que nous avons également entendu tout à l'heure, il n'annonce ni découragement ni renoncement. Au contraire, le bonheur à ses yeux appartient à ceux qui se font, au prix de mille difficultés, artisans de paix et donc de réconciliation, à ceux qui, au prix de mille sacrifices, luttent sans relâche pour plus de liberté et de justice : ceux « qui ont faim et soif de justice » sont les mêmes que ceux qui « sont miséricordieux » et encore les mêmes que ceux qui « sont persécutés au nom de la justice », c'est-à-dire au nom des principes d'humanité et de liberté.
Alors que nous sommes dans la joie de la libération de Cécile et Jacques, il nous faut rendre avant tout hommage à celles et ceux qui ont connu les ténèbres du découragement, qui souvent ont perdu tout espoir et ont souffert avec eux et pour eux. Ils ont connu toutes les difficultés, ont cessé d'y croire et pourtant, malgré toutes les raisons de renoncer, ils se sont relevés et ont recommencé, encore et encore, jusqu'à ce que le jour nouveau se lève, celui où l'inimaginable que l'on espérait tant s'est enfin produit.
La route est encore longue de Téhéran à Soultz, elle durera trop longtemps. Notre joie serait que Cécile et Jacques soient avec nous aujourd'hui déjà. Il nous faudra attendre encore et encore, comme ce royaume de Dieu pour lequel il faut œuvrer encore et encore, avec la même constance, le même courage et la même volonté. Chaque fois que dans nos décisions et nos actes, nous plaçons la loi d'airain du respect de la vie, à la fois à la source, au centre et à l'horizon de nos préoccupations et de nos combats, nous faisons avancer le royaume de Dieu et nous faisons en sorte que le sacrifice de ceux qui ont lutté avant nous pour la liberté, pour le droit et la justice n'ait pas été vain.
À notre tour, aujourd'hui, en ce 11 novembre 2025, au moment de nous souvenir des victimes de toutes les guerres, faisons le serment de respecter la vie de toutes les manières nécessaires, partout où elle est menacée, dans les petites et dans les grandes choses. C'est ainsi que nous serons fidèles, non seulement à l'esprit d'Albert Schweitzer mais aussi à l'esprit du Christ.
Roland Kauffmann







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