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Le sermon sur la montagne IV - Soultz 13 septembre 2025

  • Roland Kauffmann
  • il y a 4 jours
  • 10 min de lecture

Dante Gabriel Rossetti, Le Sermon sur la montagne, 1862, L'église de tous les saints, Селсли, Gloucester, Royaume-uni
Dante Gabriel Rossetti, Le Sermon sur la montagne, 1862, L'église de tous les saints, Селсли, Gloucester, Royaume-uni


Aimer ses ennemis comme soi-même


Le sermon sur la montagne que nous lisons depuis notre tendre enfance est, je le disais les fois précédentes, un condensé, un résumé de l'éthique du royaume de Dieu tel que Jésus l'entend au début de son ministère.

 

Rappelons-nous les diverses étapes de notre voyage dans le sermon à l'écoute de Dietrich Bonhoeffer qui l'étudie attentivement dans son ouvrage Vivre en disciple. Le prix de la grâce. Bonhoeffer voyait un plan en trois parties dans le Sermon : d'abord la dimension publique dans le chapitre 5 avec l'insistance sur la pratique personnelle des vertus avec les Béatitudes ou comment se comporter en cohérence avec ses principes et sa foi dans une société qui est majoritairement hostile. Après les considérations sur la vie publique du fidèle au chapitre 5, celles sur la vie privée au chapitre 6, et notamment une insistance sur la vie de prière individuelle dans le secret de sa chambre.

 

Le chapitre 5 se concluait sur la notion « d'extraordinaire » : la vie chrétienne est une vie qui sort de l'ordinaire, qui sort des cadres et des conceptions qui sont acceptées par tous. Là où il est normal d'aimer son semblable, le même, celui qui est de la même classe sociale, de la même origine ou de la même école de pensée, le chrétien doit découvrir l'extraordinaire de l'amour du différent, du dissemblable, voire même et c'est l'incroyable nouveauté de l'Évangile de Jésus, aimer ses ennemis et ceux qui nous persécutent.

 

Quoi de plus difficile que de ne pas se laisser aller à la haine, au mépris ou au rejet de l'autre parce que nous sommes haïs, méprisés ou rejetés ? Une exhortation difficile à entendre pour les Églises chrétiennes de plus en plus rejetées par la société romaine de leur temps. Quoi de plus difficile à entendre pour l'Église allemande des années trente à laquelle s'adresse Bonhoeffer ? Une Église partagée entre ceux qui, au nom du peuple, acclament le Führer qui est si populaire (Volkisch) et ceux qui, au nom du Christ, refusent de plier le genou devant ce même Führer, et s'attirent du même coup la haine, le mépris et le rejet, voire pour certains, dont Bonhoeffer lui-même, la prison et la mort à la suite du Christ.

 

C'est pourquoi le chapitre 6, pour répondre à cette difficulté, insiste tant sur la conviction intérieure et personnelle, sur le dialogue spirituel qui doit exister entre le fidèle et le Seigneur qu'il a choisi de suivre. Dans le tumulte des persécutions et des humiliations, on ne peut tenir si notre foi n'est pas profondément enracinée dans une relation de prière et de méditation, dans une sorte d'union quasi mystique que l'on entretient avec Dieu. C'est une union de notre esprit avec l'Esprit de Dieu qui s'adresse à nous, dans une relation profondément intime, différente pour chacun et chacune d'entre-nous.  Les chrétiens de l'époque romaine, comme ceux de l'époque hitlérienne, ne pouvaient résister sans une volonté nourrie par la prière et au premier chef par le Notre Père et par la lecture régulière de la Bible pour y entendre la Parole de Dieu pour moi.

 

Bonhoeffer concluait son analyse du chapitre 6 par la confiance qui doit être celle des chrétiens confessants. La certitude que l'avenir n'appartient pas aux méchants, que la victoire n'appartient pas au diable, c'est-à-dire à celui qui divise, qui oppose, qui exploite, qui opprime. La conviction que l'avenir appartient à Dieu et à ceux qui lui restent fidèles, voilà l'horizon du chapitre 6.

 

Le dernier chapitre du Sermon, celui que nous allons aborder aujourd'hui, concerne la séparation nécessaire des chrétiens d'avec la société de leur temps.

 

C'est un chapitre que l'on a souvent tendance à survoler parce qu'il ne contient pas, à première vue, de grandes envolées comme les Béatitudes du chapitre 5 ou le Notre Père du chapitre 6. Pourtant il recèle des pépites qui, à elles seules, sont autant de résumés de la vie chrétienne : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi faites-le pour eux » (7,12) « Quiconque entend ces paroles et les mets en pratique ressemble à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc » (7, 24) ou encore « Demandez et l'on vous donnera, cherchez et vous trouverez » (7,7). Oui mais chercher quoi ? Vous voyez là comment le Sermon est tissé de fils qui se répondent : demander, c'est évidemment le lien avec la prière du chapitre 6 et chercher, c'est bien sûr le royaume de Dieu qu'il faut « cherche[r] d'abord » (6,33).

 

Dans un monde hostile, à Rome, à Berlin ou dans l’Amérique contemporaine, les chrétiens doivent assumer une position difficile et contradictoire parce qu'aujourd'hui comme alors les pouvoirs, les puissances diaboliques, prennent l'apparence de la foi et de la piété, elles se revêtent d'une prétention à protéger les valeurs de la famille, à restaurer la prospérité et à suivre les aspirations du peuple qui les a choisis. Et elles se targuent du soutien d'un grand nombre de dirigeants d'Églises prêts à s'agenouiller et demander la bénédiction de Dieu sur ce pouvoir corrompu et corrupteur, prédateur et destructeur.

 

Refuser l'esprit du monde

 

Aujourd'hui, dans la nuit du monde, des chrétiens sont abusés par les sirènes du nationalisme, de la haine et du mépris de l'étranger, du pouvoir totalitaire. La tentation du ralliement à la loi du plus fort est la même aujourd'hui qu'en 1936 quand Bonhoeffer écrivait aux chrétiens allemands. Les faux prophètes d'aujourd'hui tordent le sens des mots, la guerre devient la paix, le vol devient un « deal », la victime devient l'agresseur. Ils prétendent venir à nous en brebis mais ce sont des loups ravisseurs et des chrétiens s'y laissent prendre. C'est l'une des nombreuses désolations de notre temps !

 

Le Sermon nous invite à sortir de ce jeu et de cette servilité ; à refuser toute sorte de soumission à l'esprit du monde. Le Sermon appelle à une séparation d'avec le monde. Non pas une séparation spatiale ou temporelle. Les chrétiens que nous sommes n'avons pas à nous retirer dans des monastères, loin du monde et de sa fureur, en espérant qu'elle ne nous touche pas. Nous ne pouvons pas non plus nous résigner et attendre dans l'impuissance de changer les choses à ce que le royaume de Dieu vienne nous soulager de nos efforts. La séparation est une séparation spirituelle. C'est à cela que Bonhoeffer, dans sa lecture du Sermon exhorte les chrétiens confrontés à l’appétit de puissance et à la démesure.

 

Mais vous me direz qu'il est facile de juger et de condamner l'autre. Dans le jugement et la condamnation de ceux qui se laissent séduire, ne faisons-nous finalement pas la même chose qu'eux ? C'est bien tout le danger auquel Bonhoeffer rend attentif ses lecteurs et c'est pourquoi il insiste sur les premiers versets du chapitre 7. Ces versets interdisent précisément le jugement « ne jugez pas, afin de ne pas être jugés » mais alors faut-il se résigner et tout accepter sans distinguer entre le Bien et le Mal ? Ou bien accepter le fait que tout se vaut et qu'il faut tout accepter tel que c'est ?

 

En fait, c'est à une inversion du regard que nous invite Bonhoeffer à la suite du Christ et dans la logique du Sermon. Il s'agit de considérer l'autre, celui que je prétend juger, comme je me considère moi-même. C'est-à-dire comme un pécheur ! Un pécheur pardonné mais un pécheur tout de même. Voilà ce qu'il faut comprendre de l'image de la paille et de la poutre : voir l'autre comme quelqu'un pour lequel Jésus est venu, a souffert et est ressuscité.

 

Bonhoeffer déclare « Le disciple ne voit jamais l'autre que comme quelqu'un vers lequel Jésus vient. Il ne rencontre l'autre que parce qu'il va vers lui avec Jésus. Jésus le précède vers l'autre, et le disciple le suit. »[1] Mais aimer le pécheur ne signifie pas aimer ni accepter le péché. Bonhoeffer poursuit « L'amour que le Christ porte au pécheur est en soi condamnation du péché, il est l'expression la plus énergique de la haine du péché. L'amour inconditionnel (…) opère précisément (…) la condamnation radicale du mal. »[2]

 

Jésus lui-même opère une séparation entre ses fidèles et les autres, « ne jetez pas les choses saintes aux pourceaux » et Bonhoeffer développe cette distinction entre d'une part, ceux qu'il appelle les « disciples » et de l'autre les « fanatiques ». Vous savez qu'à l'époque hitlérienne, le fanatisme était revendiqué comme une valeur positive, il fallait être « fanatique », c'est-à-dire se consacrer aveuglément à l'idée, au Reich, au Führer. Bonhoeffer oppose l'idéologie hitlérienne à la Parole, la Parole de Dieu telle qu'elle se donne à nous.

 

Le chemin étroit 

 

L'idéologie, qu'elle soit hitlérienne, stalinienne ou moderne s'appuie toujours sur les nombreux, sur la masse, sur la majorité de ceux qui pensent avoir raison parce qu'ils sont les plus nombreux justement. Aujourd'hui, la notion même de vérité devient aléatoire : est vrai ce qui a été décidé comme vrai par le chef ou par le nombre. Tout est relatif et un jour viendra peut-être où par décision gouvernementale, soutenue par l'opinion populaire, 2+2 feront 5 ! La séparation spirituelle de l'Église sera alors inéluctable si elle veut rester fidèle à l'Évangile : les nombreux suivront toujours le Prince de ce monde.

 

Tel est le constat de Bonhoeffer mais auquel il oppose le « chemin étroit du témoignage de la vérité » qui n'est autre que la règle d'or au cœur de ce chapitre 7 : «  Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi faites-le pour eux » : considérer l'autre comme un pécheur signifie le considérer comme quelqu'un d'accessible à la rédemption et non pas comme quelqu'un de définitivement perdu. Il ne suffit plus de se contenter de « ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas que l'on te fasse », c'est beaucoup plus dynamique : il s'agit de faire preuve envers tous, même envers nos ennemis, de la même miséricorde que le Christ a exercé envers nous. En toutes circonstances, considérer l'autre comme étant mon prochain, étant, comme moi un pécheur pardonné et comme moi en route vers le royaume.

 

Ce chemin étroit « témoigner de la vérité de Jésus, la confesser et, cependant, aimer l'ennemi de cette vérité, l'ennemi de Jésus et le nôtre, de l'amour inconditionnel de Jésus-Christ – voilà un chemin étroit » disait Bonhoeffer[3]. Un chemin étroit dont il ne s'est jamais départi, étonnant ses gardiens de la prison de Tegel par la compassion dont il faisait preuve envers eux, se mettant à leur place et considérant qu'avant d'être des bourreaux ils étaient eux-mêmes déjà des victimes de cette même idéologie. Ce faisant, Bonhoeffer ne cherchait à se comporter ni comme un héros ni comme un saint mais simplement comme un disciple fidèle à son maître. Il aura seulement cherché à prendre au sérieux l'ordre du Sermon : « Quiconque me dit Seigneur, Seigneur, n'entrera pas forcément dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon père qui est dans les cieux ». Toute la fin du chapitre et donc du Sermon consiste à dire qu'il ne suffit justement pas de dire, il faut agir, il faut obéir. Et sur ce point, Bonhoeffer est très clair, la relation directe entre la foi et les actes, entre la qualité de l'arbre et les fruits qu'il donne, ou non, voilà le critère décisif.

 

Bonhoeffer écrit à l'époque « où la pluie est tombée, où les torrents sont venus et où les vents ont soufflé » (7,24-27) et toute son œuvre, toute sa méditation du Sermon visent à ce que la maison de l'Église soit bâtie, non sur le sable mais sur le roc de la Parole de Dieu. L'heure de l'épreuve, celle dont nous devons prier le Père de ne pas nous y laisser entrer ou en tout cas de nous soutenir lorsqu'elle arrivera, c'est l'heure de vérité à laquelle l'Église allemande des années trente a été soumise. C'est aujourd'hui qu'il nous faut entendre ses paroles « il ne s'agit pas d'interpréter, d'expliquer, mais d'agir, d'obéir. C'est la seule façon d'entendre la parole de Jésus. (…) Il faut vraiment commencer par l'action. »[4]

 

Pour conclure 

 

Pour récapituler l'ensemble de nos méditations sur le Sermon sur la montagne cette année, ici au temple de Soultz, retenons quelques principes essentiels pour Bonhoeffer :

 

L'Évangile n'est pas une idée vague mais une loi à mettre en pratique et l'obéissance n'est pas une affaire de liberté de conscience, elle n'est ni relative ni optionnelle, elle relève de l'impératif catégorique.

 

C'est pourquoi le Sermon ne doit pas être considéré comme un simple tableau d'un idéal déconnecté de nos vies. Il nous concerne au premier chef, dans notre vie personnelle comme communautaire et doit être pris au sérieux dans la vie de l'Église comme de l'individu.

 

L'insistance de Bonhoeffer sur la dimension personnelle de la foi et de sa mise en pratique s'érige en fait contre l'individualisme qui voudrait que seul compte justement l'individu, sa foi, sa liberté et sa conscience. Nous ne sommes jamais seuls, nous ne vivons jamais seuls, nous sommes environnés de gens que nous aimons et qui nous aiment et de gens qui nous méprisent mais que nous devons aimer malgré tout. Nous sommes toujours en relations, dans un rapport à autrui qui doit se manifester par l'engagement concret dans l'action. Sachant néanmoins que nous sommes, toujours, accompagnés par celui qui agit en nous, par le Christ qui nous transforme à son image. Nous ne sommes jamais seuls parce que Jésus lui-même nous accompagne.

 

Le quatrième et dernier point qui est fondamental pour Bonhoeffer, c'est d'affirmer que l'éthique du Sermon n'est pas réservée à une élite spirituelle. Ce n'est pas une affaire de prêtres ou de pasteurs ni un chemin réservé à des saints ou des héros. Le Sermon s'adresse à tous les chrétiens où qu'ils soient sur le chemin : qu'ils soient dans les difficultés ou dans la réussite, dans la peine ou la joie, dans l'espérance ou la désespérance : le Sermon s'adresse à chacune et chacun d'entre-nous.

 

Parvenus au terme de ces quatre méditations du Sermon avec Dietrich Bonhoeffer, puissions-nous le relire encore et toujours avec cet éclairage de la miséricorde du Christ pour le monde, cette exigence de l'extraordinaire dans nos vies et cette confiance que l'avenir appartient à ceux qui œuvrent pour le royaume de Dieu.



Roland Kauffmann



[1]    Dietrich Bonhoeffer, Vivre en disciple. Le Prix de la Grâce, nouvelle édition traduite de l'allemand par Bernard Lauret avec la collaboration de Henry Mottu, Labor et Fides, 2009 [Nachfolge, 1937], p. 151.

[2]    Vivre en disciple. p. 152.

[3]    Vivre en disciple. p. 157.

[4]    Vivre en disciple. p. 163.

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