De la première alliance à la nouvelle alliance
- Roland Kauffmann
- il y a 4 jours
- 9 min de lecture

De la première alliance à la nouvelle alliance
Cette semaine, pour préparer cette prédication, je me suis livré à une expérience traumatisante dont il m'a semblé que je devais vous parler. Rassurez-vous, elle n'est absolument pas grave mais en dit long sur ce qui nous attend si nous n'y prêtons pas attention.
J'ai simplement demandé à un célèbre robot conversationnel de rédiger une prédication « à la manière de Roland Kauffmann, pasteur de la paroisse protestante de Guebwiller ». Il faut dire que j'avais été bluffé par plusieurs autres expériences où face à des situations plus ou moins complexes, certains de mes interlocuteurs pouvaient produire un texte tout à fait satisfaisant. Heureusement, ils ne faisaient pas mystère de leur utilisation d'un robot. Mais j'avoue que si je l'avais ignoré, je m'y serais laissé prendre.
Les images générées par ces robots sont toujours un peu trop artificielles et un œil exercé peut aujourd’hui les distinguer de la réalité mais pour combien de temps encore ? Pour la série de conférences que j'ai données à Narbonne et Carcassonne, ce mois-ci, j'avais déjà fait l'expérience en demandant au même célèbre robot de générer une image d'Albert Schweitzer à Gunsbach. Le robot a réalisé une illustration où Schweitzer ressemblait à Albert Einstein et Gunsbach à un village des alpes autrichiennes… De même je lui avais demandé « qui est Albert Schweitzer ? Sa réponse en une page était truffée d'erreurs mais des erreurs évidentes pour nous qui connaissons la vie et l’œuvre de Schweitzer. Ceux qui découvriraient sa vie pour ce biais seraient trompés sans même s'en rendre compte.
Une erreur manifeste par exemple dans la réponse du robot était d'affirmer que Schweitzer avait eu le Prix Nobel de la Paix « en raison de son engagement contre l'arme nucléaire ». Or, vous savez que c'est tout le contraire : c'est grâce à la notoriété acquise par le Prix Nobel qu'il a pu s'engager pour un renoncement à la bombe atomique. Il « suffit » de s'en remettre aux dates : 1953 pour l'obtention du Prix Nobel (au titre de 1952) et 1957-58 pour les Appels d'Oslo.
Mais celui qui ignore cette chronologie se fera berner par le robot. Celui-ci, comme tous ses congénères, se livre à une exploration statistique. Il parcourt l'ensemble des bases de données disponibles sur l'Internet, en fait une compilation et livre un résultat qui lui paraît probable. Que les robots se trompent sur Schweitzer souligne juste le fait qu'il y a plus d'erreurs qui circulent que de vérités et que le robot se fonde plutôt sur ces erreurs que sur les œuvres de Jean-Paul Sorg disponibles sur le net.
L'erreur est toujours plus facile que la vérité, elle est toujours plus rapide à se répandre, elle est toujours plus nombreuse que la vérité. C'est d'ailleurs ce qui la caractérise, il y a de nombreuses erreurs alors qu'il n'y a qu'une vérité.
Mais alors quel était mon traumatisme ?
Ma question était très vague et généraliste : « à la manière de… » et en moins de temps qu'il ne faut pour taper sur une touche, il me livrait une prédication clé en mains où je pouvais voir quels sont les mots clés qui reviennent le plus souvent, de manière statistique, dans les sermons de votre serviteur qui sont publiés en ligne, notamment sur notre propre site paroissial. Un peu comme si je vous disais la même chose dimanche après dimanche. Les mots clés sont « vie », « engagement », « action », « responsabilité », « solidarité », « partage », « justice », « bonté ». Le titre que le robot a donné à cette prédication « à la manière de » est d'ailleurs « Croire dans ce monde, agir pour la vie ».
Il me faut reconnaître que c'est un titre qui me plaît bien et dit assez l'intention profonde de mon ministère pastoral. On peut y voir une forme de cohérence, de ligne directrice, de fil conducteur. Je pense effectivement que la foi est une réalité qui doit se concrétiser dans l'action, qu'elle est à vivre dans notre environnement culturel, politique, social en transformant profondément nos manières d'agir et de penser. C'est un bon résumé de ce que je vous dis dimanche après dimanche.
Le traumatisme, c'est de se demander si je ne radote pas. Vous pourriez certainement me remplacer, non par un robot mais l'un ou l'autre d'entre vous pourrait parfaitement prendre ma place et sur n'importe quel thème biblique, faire un sermon avec les mots clés qui structurent ma pensée.
Traumatisme aussi parce que le texte d'aujourd'hui nous parle encore et encore de cette même chose, à savoir l'alliance nécessaire et vitale entre l'humanité et l'ensemble du vivant. Me voilà donc dans la situation de devoir conforter la statistique et une fois encore de vous parler de responsabilité de chacun et chacune d'entre-nous, non seulement envers notre environnement dans une perspective écologique mais envers la vie elle-même. Et ma crainte serait alors que vous ne pensiez que je ne fais jamais autre chose que du recyclage.
Le traumatisme, c'est alors de me demander comment je pourrais vous parler de ces choses autrement. D'une manière nouvelle qui ne vous fasse pas penser que je recopie simplement des textes de Schweitzer ou de Jean-Paul Sorg. Quel nouveau concept ? Quelle nouvelle formulation pour dire que la foi doit s'incarner dans le quotidien, qu'elle doit se voir et se manifester non par des paroles seulement mais par des actes ?
Donner un nouveau sens
En relisant ce vieux récit de la catastrophe primordiale que nous fait la Genèse, je découvre pourtant ces mêmes mots venus du fond des âges. Je découvre une fois encore que rien n'a changé depuis cette lointaine période obscure. Elle est obscure parce que nous n'en savons rien. Les anciens distinguaient trois âges dans l'histoire de l'humanité. La première, justement dite obscure à cause de notre ignorance, allait de la création du monde jusqu'au « premier cataclysme ». La seconde allait du cataclysme jusqu'à la première Olympiade, 776 avant notre ère. Elle est dite « mythologique » à cause « des récits fabuleux qui s'y rapportent ». La troisième, de -776 à leur époque, est dite « historique » parce que ce que nous en savons est basé « sur des histoires véridiques »[1].
Le récit de l'arche de Noé est une réécriture de ce « premier cataclysme » qu'était le déluge que l'on retrouve dans tous les mythes des civilisations de l'ancien orient, de la Perse à la Grèce jusqu'aux Hébreux. Mais l'auteur de la Genèse en donne une fin nouvelle, différentes des toutes les autres. Il imagine ce signe dans le ciel qu'est l'Arc-en-ciel et le désigne comme l'arc placé par Dieu comme un rappel de cet engagement que prend Dieu de ne plus jamais détruire la terre, de ne plus jamais « détruire toute chair ».
Alors qu'il reprend le mythe déjà élaboré par d'autres que lui, l'auteur du récit biblique ajoute cette donnée fondamentale qu'est la notion d'alliance. Une alliance qui n'est pas seulement entre Dieu et l'humanité mais concerne l'ensemble du vivant. Les « êtres vivants » sont toutes ces vies qui veulent vivre et qui sont environnées de vies qui veulent vivre selon la formule schweitzerienne.
À l'ensemble des récits qu'il connaît, notre auteur biblique a ajouté une signification nouvelle. En utilisant une réalité que tous peuvent voir, parce que les arc-en-ciel sont un phénomène physique, il fait d'une pierre deux coup. Sans s'arrêter à une explication du phénomène comme nous le faisons aujourd’hui - il ne sait évidement pas qu'il s'agit d'une diffraction de la lumière qui révèle les couleurs dont la lumière est composée - il explique non pas le phénomène mais donne une interprétation du monde. Littéralement il invente une signification qui ne se trouvait nulle part ailleurs, il compose une œuvre d'art. Pour le dire encore autrement il donne une âme à ce qui n'en a pas, un sens à ce que l'on ne comprend pas.
Il se sert d'une réalité physique pour dire une réalité spirituelle, pour donner une nouvelle dimension au monde que l'on voit comme signe du monde que l'on ne voit pas. En posant cet arc dans le ciel, il « invente » la notion d'alliance. Et le premier cataclysme devient ce qu'il n'avait jamais été pour aucune autre civilisation avant la sienne : l'affirmation d'un monde qui n'est pas voué à la perte et à la destruction mais au contraire voué au développement de la vie. En plaçant son arc comme signe, le Dieu des Hébreux n'est plus un joueur capricieux et autoritaire comme l'étaient les dieux des autres peuples, usant de leurs puissances pour dominer l'humanité et faire des hommes leurs esclaves. Le Dieu des Hébreux nous est présenté à l'inverse comme un Dieu qui veut le bien, le bon, le juste et le vrai.
Si un robot conversationnel avait existé à cette époque, nul doute qu'il aurait fait une compilation des mythes existants. Jamais il n'aurait été capable de créer quelque chose de radicalement neuf. Comme un marteau ou un tournevis, l'outil qu'est le robot n'est capable que de faire des compilations savantes mais son art est trompeur. Le robot se trompe et nous trompe avec lui.
Il faudrait bien sûr reprendre tout le récit pour distinguer toutes les différences entre le récit biblique et les autres récits de cataclysmes. Notre auteur a donné une raison à ce qui n'en avait pas : le cataclysme devient une réponse au mal qui surabondait dans la période d'avant le déluge. Il est aussi le point de départ d'une nouvelle histoire, d'un recommencement du monde souligné encore par le fait que Dieu dit à Noé et sa famille sortant de l'arche le même ordre qu'il avait donné à Adam et Ève lors de la création « soyez fécond, multipliez-vous et veillez sur la terre et tout ce qu'elle contient » (Genèse 9, 1 et 9,7).
Donner un sens pour ouvrir l'avenir
La responsabilité qui est la nôtre aujourd'hui d'être gardiens de tout ce qui vit est directement fondée sur cette alliance que le Dieu biblique instaure avec Noé. En inventant un nouveau sens à l’événement ancien du cataclysme, l'auteur biblique place l'homme et la femme, image de Dieu, au centre du monde comme un acteur principal de la suite de l'histoire. L'homme n'est alors plus le jouet des forces qu'il ne maîtrise pas ou ne connaît pas mais au contraire celui dont la vocation est de connaître pour mieux agir pour le bien de l'ensemble.
Me voilà renvoyé à ce titre que le robot conversationnel avait donné à mon exercice : « croire dans ce monde, agir pour la vie » mais que le récit de l'arc-en-ciel explique à sa manière. Il ne s'agit plus d'agir simplement pour la vie parce que c'est la vie et qu'il faudrait la respecter en tant que telle. Il s'agit désormais d'agir pour la vie parce que telle est la manifestation de notre foi en un Dieu qui fait alliance avec tous les êtres vivants.
Ne pas respecter la vie devient alors une négation de cette alliance voulue par Dieu et les dérèglements du monde ne sont plus le résultat d'un arbitraire divin mais bien les conséquences de la responsabilité de l'homme en tant qu'il est le seul parmi les êtres vivants à être capable de donner une raison à ses actes. Parce qu'il est le seul vivant à pouvoir croire qu'un arc-en-ciel est le signe de la volonté divine, l'homme est aussi le seul à pouvoir changer le monde, à pouvoir le maîtriser et le forger suivant une volonté.
Le cataclysme n'est alors plus inéluctable, la fin n'est plus programmée, le monde n'est plus bloqué mais au contraire l'avenir est ouvert et il dépend de nous, chacun à sa place, que cet avenir soit signe d'alliance. L'arc-en-ciel n'est plus tant dans le ciel qu'entre nos mains, voilà, je crois ce que voulait aujourd'hui nous dire l'auteur de la Genèse à travers ce récit de la première alliance tissée entre Dieu et l'humanité. Première parce qu'elle sera suivie de bien d'autres, que ce soit avec Abraham, avec les patriarches, avec Moïse et aussi avec chacun et chacune d'entre-nous qui voyons le signe de l'alliance non plus seulement dans l'arc-en-ciel mais dans la croix du Christ. Non pas tant d'ailleurs dans la croix elle-même mais dans ce qu'elle représente, c'est-à-dire dans la vie du Christ et dans son message pour nous aujourd'hui.
L'arche dans laquelle nous sommes tous et toutes appelés à prendre place n'est autre que cette confiance en un Dieu qui, en Jésus-Christ, a renouvelé son alliance avec l'humanité. Un signe que l'apôtre Paul réécrit à son tour lorsqu'il parle de nous, du peuple de l'Église, comme étant des « serviteurs [de cette] nouvelle alliance, non de la lettre mais de l'Esprit ; car la lettre tue, mais l'Esprit fait vivre » (2 Cor. 3, 6b).
Alors soyons à notre tour ce que ne seront jamais les robots conversationnels et faisons ce qu'ils ne pourront jamais faire à notre place, soyons les signes concrets et vivants de cette alliance de Dieu avec tous les êtres vivants.
Roland Kauffmann
[1] Varron (116 av. J.-C. - 27 av. J.-C) cf. François Hartog, Chronos. L'Occident aux prises avec le Temps, Gallimard, folio histoire 346, 2024 [2020], p.171 et note 38.







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