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Force de la douceur

Photo du rédacteur: Thierry HolweckThierry Holweck

« Heureux les doux car ils recevront en partage le royaume des cieux »



Lors de notre dernière rencontre de Bible en mains, nous avons étudié le sermon que Albert Schweitzer a consacré à cette béatitude particulière, celle qui nous parle de douceur et de la possession de la terre. C'est un sermon du 3 septembre 1911 qu'il a donné en l'église Saint-Nicolas[1].

 

C'est un sermon très particulier parce qu'il y parle énormément de lui. Ou plus exactement, il se parle à lui-même dans un contexte très particulier. Il annonce à sa future épouse Hélène, que c'est un sermon où il expose ce qu'il pense de la politique. C'est une situation pourtant assez paradoxale parce que d'un côté il lui annonce un sermon absolument apolitique[2] et dans une seconde lettre, il lui dit qu'elle y verra très exactement ce qu'il pense de la politique[3].

 

Une attitude contradictoire de sa part : annoncer qu'il ne parlera pas de politique mais qu'elle saura ce qu'il en pense ? Bien plutôt une forme de respect de la vérité et de ce qu'il doit à ses paroissiens. Il ne peut et veut évidemment pas leur dire ce qu'il faut penser des évènements qui se déroulent à cette époque. Il leur fait confiance pour exercer leur capacité de jugement et savoir ce qu'il faut penser par eux-mêmes. C'est une des grandes caractéristique de Schweitzer d'une manière générale que de s'adresser prioritairement à l'intelligence de ses auditeurs et à leur conscience morale. En aucune manière il ne se pose en donneur de leçons, bien au contraire, il cherche à instruire, à donner à ses paroissiens les éléments pour décider par eux-mêmes de l'attitude éthique qu'il convient de prendre dans la situation qu'ils rencontrent.


Pourtant Schweitzer ne prêche pas en l'air. Ou plutôt il n'adopte pas une position angélique, béate ou naïve. Il inscrit sa pensée et sa prédication dans le réel et le concret. Et il articule de manière extrêmement fine l'analyse de l'actualité mondiale avec la vie quotidienne des gens qui l'écoutent.

 

Dans le tumulte du monde, une force

 

Et surtout, alors que les bruits du monde sont des plus inquiétants, il choisit de prêcher sur cette troisième béatitude « Heureux les doux… » au moment même où le règne de la violence et de la force semble l'emporter dans les affaires du monde.

 

Cette notion de douceur est paradoxale à plusieurs points de vue. Et nous l'avons encore vu lors de notre étude biblique. En français, la notion même de béatitude est ambiguë. Notamment en contexte catholique romain où les « bienheureux » désignent un état spirituel juste un peu en-deçà de l'état de sainteté. Ceux d'entre vous qui se souviennent du film « Alexandre le bienheureux » auront sans doute à l'esprit cet état d'indifférence aux bruits du monde. Le bienheureux y est décrit comme celui qui jouit du repos, cesse de travailler et va passer le restant de sa vie à profiter, loin de tout travail. La béatitude se retrouve aussi dans l'adjectif « béat » qui ressemble tellement à « nigaud ». Celui qui est « bienheureux », c'est aussi le simplet du village, ou pour le dire autrement celui qui est « gentil » avec toute la dimension péjorative du terme : « il ne ferait pas de mal à une mouche mais il ne faut pas en attendre grand chose ».

 

Non décidément, les béatitudes de l'évangile peuvent passer pour ringardes voire risibles pour notre époque. C'est justement de ce point que part Schweitzer : à voir la situation du monde en 1911, où deux puissances s'affrontent pour posséder une partie plus grande d'un pays tiers, sans lui demander son avis par ailleurs – toute ressemblance avec la situation de 2025 n'est évidemment pas fortuite - la douceur passe pour « risible », c'est le terme qu'il emploie et on pourrait même dire que c'est une faute, en tout cas une erreur.

 

Parce que l'époque est à l'affrontement, à la rivalité entre les puissances, à l'enrôlement de tous d'un côté ou de l'autre, chacun cherchant à imposer à l'autre sa volonté et à s'approprier ce que l'autre possède en propre. À la force répond la force, à la violence la violence et à la fin tout le monde aura perdu. Mais à la force de la violence, Schweitzer oppose, et c'est une formule qui a été trouvée dans notre étude biblique, la force de la douceur !

 

Un changement intérieur

 

La force de la douceur, n'est ce pas là une alliance de choses contraires ? C'est là que Schweitzer fait preuve de psychologie et d'attention. Il renvoie chacun d'entre nous à son expérience personnelle. Plutôt que d'affirmer des grands principes, il demande à chacun de ses auditeurs et donc à nous aujourd’hui de se souvenir des rencontres qui leur ont fait du bien, leur ont donné le goût de vivre et d'agir dans le monde. Faites cette expérience : dans votre vie personnelle, qui vous a paru le plus convaincant ? Celui qui fait l'usage de sa force ou celui qui lentement, patiemment, aura pris le temps de chercher à convaincre, à exposer les faits et les enjeux ?

 

Nous le voyons bien, au fil des débats télévisés sur les chaînes intelligentes. C'est en général un signe qui ne trompe pas, il y a ceux qui affirment, péremptoires, qui savent et martèlent leur opinion et ceux qui recherchent la nuance, les équilibres, soulignent la complexité des situations, disent leurs convictions calmement sans invective, en laissant une place ouverte à la position de l'autre. Cette prise en compte de l'autre dans son identité et dans sa situation est un indice. Si nous y pensons bien, nous savons que c'est de ce côté que le vrai et le juste se trouvent.

 

Schweitzer met l'accent sur une différence majeure, essentielle à ses yeux qui peut nous servir de critère : il déclare et je le cite

 

« Examine donc ta vie. Qui a jamais exercé une influence sur toi ? Est-ce que ce sont des hommes puissants et violents ? Non. Qu’ils aient été des éducateurs ou des maîtres, ils n’ont pas pu te transformer intérieurement - seule la douceur a eu ce pouvoir, quand tu étais enfant et elle l’a encore aujourd’hui. Chacun d’entre nous aurait à raconter des expériences qui témoignent de cette force de la douceur, la seule efficiente, aussi étonnant et même incroyable que cela puisse paraître ».

 

Le critère pour Schweitzer, c'est cette « transformation intérieure » que produit sur nous l'exemple de ceux qui sont humbles, compatissants, artisans de paix, défenseurs du droit et de la fraternité, en un mot les doux.

 

Car pour Schweitzer, les huit béatitudes sont des variations sur un seul et même sujet, à savoir comment les chrétiens que nous sommes doivent se comporter dans les grandes et les petites affaires de notre époque, autrement dit et c'est la question éternelle qu'il pose à longueur de sermons et dans ses livres : « que devons-nous faire ? » pour être fidèles à l'esprit de Jésus, ici et maintenant, et œuvrer au Royaume de Dieu.

 

Les huit béatitudes sont à ses yeux huit attitudes qui se complètent et se soutiennent mutuellement parce qu'elles sont nécessaires les unes aux autres, en tout cas s'il l'on veut être cohérent. Il n'hésite ainsi pas une seconde à déclarer à ses paroissiens que Luther s'est trompé dans sa traduction de cette troisième béatitude. Non seulement Luther mais toute la tradition depuis les origines. Pas tellement sur le sens du mot « doux » ou sur le verbe « posséder, recevoir, hériter » mais sur la signification du mot « terre ».


Il pense que Jésus étant un juif de son époque, pétri de culture biblique, connaissant la loi et les prophètes sur le bout des doigts et que lorsqu’il parle de la « terre », il faut entendre ni le bout de terre entre le Jourdain et la mer ni la planète mais bel et bien la « promesse de la fin des temps ». Abram a entendu « quitte ton pays vers le pays que je te montrerai », (Genèse 12, 1-3), c'est ainsi que commence l'histoire de Dieu avec son peuple. Mais cet ordre est lié à une promesse « toutes les familles de la terre seront bénies en toi ». Et Schweitzer de souligner que c'est justement cette promesse qu'ont repris les prophètes : la terre promise n'est pas un territoire à posséder, à exploiter, à dominer, à prendre ou à garder mais le temps de la bénédiction pour les autres.

 

Ce qu'a magnifiquement exprimé le prophète Michée dans le texte que nous avons lu tout à l'heure. C'est un exemple parmi d'autres de cette affirmation que le royaume de Dieu ne consiste pas en une terre particulière fut-elle étendue aux limites du monde et de la planète mais qu'il est partout où les épées sont transformées en charrue, où l'on n'apprendra plus la guerre et où chacun aura de quoi vivre à suffisance sans léser, ni exploiter aucun autre. Michée place ce royaume « à la fin des temps », le temps que Jésus est venu inaugurer.

 

Ainsi donc, cette troisième béatitude qui nous parle de la terre est à entendre comme « Heureux les doux car le royaume de Dieu est à eux ». Voilà qui est bien loin du côté « risible » de la douceur que nous avions évoqué. Pour reprendre une autre expression trouvée par une participante à Bible en mains, la « douceur c'est être fort de manière ajustée » en reprenant l'image extrêmement parlante de la manière dont nous tenons un bébé. Il faut le tenir avec énormément de douceur mais de manière suffisamment ferme et solide pour qu'il ne reste pas de tomber.

 

Permettez-moi pour conclure de citer à nouveau Albert Schweitzer :

 

« Dans tout engagement pour une bonne cause, il faut que l’on sente une force capable de désarmer et d’amener à la douceur ceux qui s’opposent ou qui manifestent des intérêts contraires ; une force agissante par elle-même en vue d’un bien commun et qui ne veut ni réprimer ni détruire. Dans ce que tu fais, il faut que l’on entende battre ton cœur, (…) Et d’aucune autre manière [que par la douceur] nous ne pourrons, quant à nous, œuvrer dans le monde. Cette force qui fait battre les cœurs, je l’appelle donc « douceur », par quoi on entendra aussi du courage, soit le courage de la douceur, union mystérieuse de la puissance et de la tendresse. (…) nous devrons toujours nous rappeler qu’aucune force ne peut produire des effets positifs pour l’humanité entière si elle ne s’est pas trempée au préalable dans la douceur de l’idée du Royaume de Dieu. »

 

« Force de la douceur », « courage de la douceur », voilà ce que Schweitzer appelait « œuvrer dans l'esprit du royaume de Dieu », ce qu'il s'est efforcé de faire, à Strasbourg comme à Lambaréné, à Oslo comme à Gunsbach en ne se décourageant jamais devant les difficultés, les périls et les souffrances du monde mais au contraire en cherchant à posséder pour lui-même, en lui-même ce royaume de Dieu, ce royaume qui n'existe qu'à la condition d'être partagé et d'être comme promis à Abram, bénédiction pour toutes les nations.

 

La terre qui nous est promise à nous qui voulons être doux comme Jésus nous l'enseigne est faite de partage, de respect de l'autre et de solidarité avec ceux qui sont dans la peine ou la souffrance. Certes, c'est une utopie que cette terre mais c'est justement l'utopie du royaume de Dieu, celle dont ont parlé les prophètes et Jésus lui-même, cette terre où « de leurs épées, ils forgeront des socs et où chacun habitera sous son figuier sans qu'il y ait personne pour les troubler. »


Roland Kauffmann


[1]    Traduction : Jean-Paul Sorg, L'Esprit et le Royaume, Arfuyen, 2022, [2015], pp.97-103.

[2]    Correspondance 1910-1912. L'Alliance, Albert Schweitzer, Hélène Bresslau, édition de Jean-Paul Sorg, Jérôme Do Bentzinger, lettre 561 du 1er septembre 1911, p.231.

[3]    Ibid, lettre 562 du 2 septembre 1911, p.232.



Lire l'intégralité du sermon du 3 septembre 1911 en l'église Saint Nicolas de Strasbourg ci-dessous



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