Nous devons aimer nos ennemis
- Roland Kauffmann
- il y a 57 minutes
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Guebwiller, 9 novembre 2025, baptême Raphaël Butkiewicz-Jung

Qu'il est difficile d'obéir
Chers parents de Raphaël, Joël et Aurélia, vous venez d'offrir à votre enfant peut-être le plus beau des cadeaux. Les paroles que nous avons prononcé aujourd'hui pour lui, qui le concernent au premier chef, l'affirmation de cet amour inconditionnel de Dieu, indépendamment de ses propres mérites, de ses qualités, sont indélébiles. Elles sont vraies et certaines, non pas non plus en raison de nos propres qualités, de nos propres mérites ni même parce que nous y croyons fermement mais en raison de la Parole même de Dieu.
Dans le baptême, et il faut toujours le rappeler, ce n'est nous qui sommes les acteurs, ni le baptisé quelque soit son âge, ni les parents, ni les parrains et marraines, ni l'assemblée de l'Église, ni l'Église représentée par le pasteur que je suis. L'acteur, celui qui agit, qui promet et qui réalisera sa promesse, c'est Dieu lui-même. C'est lui et lui seul qui a décidé de se donner lui-même, en la personne de Jésus, mort sur la croix, pour que nous ayons la vie en abondance.
Ce signe, cette parole dite une fois pour toutes est un engagement. Nous nous sommes engagés les uns et les autres à donner une éducation religieuse à Raphaël. Vous, ses parents, parrain et marraine, vous êtes engagés à lui enseigner les bases de la vie chrétienne, en étant pour lui un exemple. Car c'est dans votre manière d'être chrétiens que Raphaël pourra se faire une idée de ce que cela signifie concrètement.
De même, nous nous sommes engagés, en Église, à être aussi pour lui un exemple d'une communauté vivante et passionnée, engagée et engageante. Car là aussi, Raphaël en grandissant ne pourra comprendre la réalité de ce Dieu qu'il ne verra jamais autrement qu'à travers le miroir de son Église. Miroir bien imparfait, avec ses multiples fêlures d'usure du temps, son cadre un peu désuet, et parfois ses petites (ou grandes) tâches qui obscurcissent le miroir.
Pourtant de la même manière qu'un enfant découvre le monde progressivement, Raphaël découvrira la foi au fur et à mesure de ce que nous serons en capacité de lui en montrer. D'où l'importance de nos décisions et de nos manières de concrétiser notre foi. De cultures diverses, protestante pour Aurélia, catholique pour Joël avec aussi une dimension appartenance orthodoxe, vous êtes en première ligne, soutenus bien sûr par Catherine et Thomas, les marraine et parrain que vous avez choisis pour Raphaël.
La foi future de Raphaël dépend de vous, comme elle dépend de l'Église. Elle dépend de la manière dont vous l'incarnerez, dont vous l'exprimerez par vos actes autant que par vos propos. La manière dont nous sommes Église aura également une grande importance pour que Raphaël puisse se faire ses propres convictions et s'approprier cet héritage spirituel que vous avez souhaité lui offrir aujourd'hui par le baptême.
Un héritage spirituel
Vous avez inscrit Raphaël dans une lignée qui remonte au fond des âges. Il est bien sûr biologiquement inscrit dans l'histoire de vos familles respectives, porteur de vos espérances et au bénéfice de tout ce que vous voudrez lui transmettre. Mais au-delà de ce patrimoine familial, vous lui avez donné aujourd'hui un patrimoine spirituel. Un patrimoine qui n'est ni d'or ni d'argent, ni de sang ni de larmes, ni de pierre ni de terre, mais uniquement fait d'une Parole.
Existe-t-il quelque chose de plus immatériel que les mots ? De plus fragile que les promesses non écrites ? De plus incertain qu'une parole donnée ?
C'est vrai. Rien de plus illusoire que de croire en une parole donnée, en une promesse qui peut être aussi vite oubliée que donnée. Et le monde dans lequel vous vivez, Aurélia et Joël, ce monde où les mots ne comptent vraiment que lorsqu'ils sont gravés dans la pierre des contrats ou des jugements, ne cesse de vous rappeler la fragilité des valeurs lorsqu'elles ne sont pas cotées en bourse.
Et pourtant. Elles sont toujours là ces paroles que nous entendons dans l'Évangile. Elle est toujours là cette parole de Dieu qui nous vient des prophètes de l'Ancien Israël. Il est toujours là, à murmurer à nos oreilles, le vieux Michée avec sa promesse incongrue qu'un jour Dieu sera « l'arbitre des nations » et que « de leurs épées, ils forgeront des socs de charrue et de leurs lances, des serpes », qu'il viendra « le jour où l'on n'apprendra plus la guerre [car] chacun habitera sous sa vigne et sous son figuier » (Michée 4, 3-4).
Une parole dite alors même qu'en son temps, le peuple d'Israël vivait sous l'oppression et dans la détresse ; comme aujourd'hui vivent tant et tant d'hommes et de femmes de tous pays, de toutes conditions et de toutes origines. La détresse, la guerre, la misère, toutes ces formes de destruction du monde et de la vie n'ont qu'un temps. Elles sont là, toujours là, impossible à vaincre partout et toujours mais Michée nous répète : peu importe qu'elles existent et qu'elles semblent dominer le monde : « Nous marchons, nous, Au nom de l'Éternel, notre Dieu ; À toujours et à perpétuité. »
Une parole qui semble si naïve quand on voit l'ordre du monde d'aujourd'hui mais qui, justement parce qu'elle paraît si étrange, peut nous donner un esprit inébranlable, solide et engagé à servir Dieu et notre prochain avec détermination et conviction. Peu importe comment les autres vivent, comment ils tirent leur épingle du jeu, quels compromis ils sont prêts à faire avec leur conscience et leurs puissances. Ce qui compte, c'est encore et toujours comment nous, chrétiens d'aujourd'hui, nous décidons de vivre et d'agir dans ce monde. À la hauteur de quel idéal, de quel exemple et de quelle espérance.
« Tandis que tous les peuples marchent, chacun au nom de son dieu », nous marchons au nom du Christ et cela veut dire que nous ne pouvons marcher de la même manière, nous ne pouvons utiliser les mêmes méthodes, nous ne pouvons employer les mêmes techniques, nous ne pouvons nous résoudre à ce que le mal prolifère et se répande. Nous ne pouvons aller dans le sens de la marche du monde, nous ne pouvons nous résoudre à la lutte de tous contre tous. Au nom du Christ, il nous faut construire des solidarités nouvelles. Là où se forgent les armes, il nous faut préparer les socs des charrues. Là où se préparent les tempêtes, il nous faut prévoir les semailles. Planter aujourd'hui notre vigne et le figuier sous lequel nous habiterons demain.
« La fin des temps » dont nous parle le vieux Michée n'est évidemment pas la fin du monde, le cataclysme dont seuls les élus sortiraient vainqueurs. La fin des temps pour Michée, c'est le temps où la parole de Dieu se réalisera et se manifestera à la vue du monde. Une parole que depuis Jésus nous savons être entre nos mains, dans nos cœurs et dans nos intelligences.
Un ordre radical
Une parole évidemment difficile. Facile à comprendre mais ô combien difficile à vivre. Dans l'évangile que nous avons lu, dans cette parole de Jésus, rien, aucun mot n'est un obstacle, rien qui ne soit compréhensible par tous et pourtant qu'il est difficile d'y obéir. N'est-il pas facile d'aimer son prochain comme soi-même ? Bien sûr que si lorsque notre prochain nous ressemble, qu'il est d'accord avec nous et qu'il vit et croit comme nous. Mais qu'il est difficile de faire du bien à ceux qui nous haïssent. Quelle radicalité dans la parole de Jésus : aimez vos ennemis ; bénissez non seulement vos amis mais aussi « ceux qui vous maltraitent ».
Chacun parmi nous sait à quel point cette parole de Jésus nous dérange ! Nous déplaît et parfois nous insupporte. Il ferait beau voir que je tende la joue à celui qui me frappe. Les chrétiens doivent-ils se laisser dépouiller sans réagir ? Dans ces conditions, pas étonnant qu'on ne mette plus les pieds à l'église, c'est une religion pour les faibles et les victimes et pourquoi baptiser nos enfants si c'est pour les voir ensuite être foulés aux pieds par leurs adversaires ?
En affirmant cette règle d'or : « tout ce que voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux », Jésus reprend l'utopie de Michée : vivez aujourd'hui comme étant déjà dans le monde à venir. Michée dit « vivez suivant la Loi quelques soient les circonstances » à quoi Jésus répond « vivez dans l'amour quelques soient les circonstances ». Autrement dit, ne devenez jamais comme eux, comme vos adversaires, comme vos ennemis. N'utilisez jamais les mêmes armes mais au contraire désarmez-les par la force de l'amour.
Le récent film de Jafar Panahi, Un simple accident, Palme d'or au festival de Cannes 2025, pose magnifiquement ce principe, même en dehors du contexte chrétien. Par hasard, un ancien prisonnier découvre son bourreau et le réduit à sa merci. Au moment de l'enterrer vivant, il hésite et recherche d'autres victimes du même tortionnaire. Toutes les passions sont là, la haine bien légitime, œil pour œil, vie pour vie. Mais justement qu'est-ce qu'une vie faite de vengeance ? Comme est-ce que cela nous détruit pour l'avenir ? À force de ressembler à nos ennemis, ne devenons-nous pas comme eux ?
Voilà toutes les questions posées par ce film où justement, les « héros », vont faire du bien à leur ennemi, je ne rentre pas dans les détails pour ne pas divulgâcher le film qui est une magnifique illustration de cet ordre du Christ d'aimer ses ennemis. Jafar Panahi n'est certes pas chrétien mais il montre ce que c'est que de l'être.
C'est une manière d'envisager d'être vulnérable, d'être à la merci des autres par fidélité à soi-même et à ses valeurs. Vahid, le héros du film, laisse la vie sauve à Egbal au nom des valeurs humanistes qui l'ont conduit en prison. Il comprend qu'exercer sa vengeance, aussi légitime soit-elle, le ferait renoncer à ses valeurs et rendrait absurde ses souffrances. De ses armes il fait un soc, de toutes les raisons qu'il aurait de tuer son ennemi, il fait un socle pour la vie à venir.
Nous savons qu'obéir au Christ est difficile. Et vous ne le cacherez pas à Raphaël. Il faudra lui aussi qu'il apprenne à pardonner, à reconstruire là où d'autres ont détruit, à soigner là où d'autres ont fait du mal, à libérer ceux que d'autres oppriment. Et comme nous tous, il aura du mal à s'y faire, il aura du mal à comprendre que bénir ceux qui nous méprisent nous empêche de mépriser à notre tour. Il devra comprendre que de la même manière que Dieu est miséricordieux envers nous, une miséricorde illustrée par le baptême, il lui faut être miséricordieux. Voilà ce qu'est la rédemption manifestée par le Christ, le salut que nous accueillons par le baptême.
Nous n'avons pas le choix. La liberté qui est la nôtre d'affirmer notre foi et de la choisir en conscience suivant des traditions diverses nous oblige à obéir. Nous avons l'entière liberté d'être catholiques, protestants, évangéliques ou toute autre appartenance confessionnelle mais quelque soit notre appartenance, il y a une chose à laquelle nous ne pouvons échapper : nous devons aimer nos ennemis.
Je sais bien que ce n'est pas la mode. Que celle-ci est plutôt à dire « chacun pour soi », que chacun vive comme bon lui semble pour autant qu'il confesse croire en Jésus. Mais c'est cette exigence que vous avez offerte à Raphaël. Vous lui avez offert une espérance qui dépasse toute autre espérance. Celle que le dernier mot n'appartient pas au mal quelque soit la forme qu'il prend. Dans le miroir de la vie de notre Église, comme dans le miroir de vos propres vies et de vos engagements, il verra comment nous aimons.
Heureusement, tout cela ne dépend pas de nous seulement. Car celui qui s'engage auprès de Raphaël aujourd'hui, c'est Dieu lui-même qui, nous l'espérons se révélera à lui lorsqu’il aura la capacité de comprendre de quel amour inestimable il est aimé. De la même manière qu'en Jésus, Dieu a manifesté son amour pour nous qui l'avions rejeté, en aimant ceux qui étaient ses ennemis ainsi nous aussi, nous pouvons manifester cet amour pour tous ceux qui, comme nous, ne le méritent en aucune manière.
Roland Kauffmann







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