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Hommage à Albert de Pury

  • Roland Kauffmann
  • 16 juin
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 sept.

Hommage à Albert de Pury


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En ce dimanche de la Trinité, c''est-à-dire dans le calendrier liturgique le premier dimanche après la Pentecôte, les textes du jour nous invitent à réfléchir à une notion particulière, difficile à saisir d'une manière générale, à savoir la notion de trinité, ou la triple manifestation de Dieu dans la tradition biblique, sous la forme du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

Et parmi les textes traditionnels qui nous sont proposés pour expliciter cette notion de Trinité, se trouve ce fameux récit de la vocation d'Ésaïe au chapitre 6 du livre qui porte son nom. En effet, il figurait déjà dans la théologie médiévale classique, parmi les grands arguments qui devaient expliquer le concept même de trinité, le fait qu'il ne s'agit pas d'un trio de dieux, autrement dit qu'il ne s'agit pas de trois dieux comme pourraient le penser les esprits simples mais bel et bien d'un Dieu unique qui existe sous trois modes d'être, différents et distincts mais non indifférents ni indistincts les uns aux autres. Les grands théologiens la voyaient dans cette formulation « Saint, saint, saint est l'Éternel des armées ». Le fait de répéter trois fois le mot « saint » devant bien signifier cette réalité d'un Dieu unique en trois personnes distinctes mais non séparées.

 

C'est toujours un peu le problème avec les métaphores et les images. Il arrive parfois qu'on essaye de leur faire dire un peu ce qu'on veut. Parce qu'il faut bien admettre que la complication de ce concept de trinité ne doit pas vous surprendre. Bien des bûchers se sont élevés dans l'histoire de l'Église, destinés à ceux qui avaient du mal à comprendre qu'une même personne, Dieu, puisse être en même temps, sans jamais changer, à la fois, Père, Fils et Saint-Esprit, trois personnes en une seule. Comme si nous étions toujours à la fois la personne que nous étions hier, aujourd'hui et demain. Comme si la Trinité pouvait se comprendre comme le fait que la personne que je suis aujourd'hui est fondamentalement différente de celle que j'étais hier ainsi que de celle que je serai demain, justement parce que je suis aujourd'hui plus riche d'expérience que hier et moins que demain. Voilà que je file à mon tour la métaphore pour essayer d'expliquer l'une des pensées chrétiennes les plus compliquées.

 

Hommage à un grand lecteur

 

En réalité, ce texte de la vocation d'Ésaïe me paraît ne pas avoir grand chose à voir avec la Trinité. Il me semble être abusif que d'entendre, dans ce qui est une forme littéraire, l'explication d'un dogme si important pour certaines formes d'Églises chrétiennes. Mais, en la circonstance, ce texte me donne l'occasion d'évoquer avec vous ce matin, la mémoire du grand théologien, spécialiste des sciences bibliques, Albert de Pury qui s'est éteint la semaine dernière à Bâle, le 5 juin à l'âge de 84 ans et que certains d'entre nous connaissaient bien.

 

Il est certes toujours dommage de n'évoquer les théologiens qu'au moment de leur décès, il faudrait bien sûr le faire de leur vivant, d'autant qu'ils sont relativement peu nombreux, ceux qui renouvellent profondément leur discipline comme a pu le faire Albert de Pury.

 

Né à Neuchâtel en 1940, il s'est fait connaître dans les années 1970 par ses travaux sur la datation des différentes sources de l'Ancien Testament, et plus exactement sur l'histoire de la composition de la Bible hébraïque.

 

Vous savez que comme pour le Nouveau Testament, l'ordre des livres bibliques est le résultat d'une composition, d'un classement et qu'y cohabitent différentes traditions parfois antagonistes. La Bible ne se lit pas comme un livre d'histoire suivant un ordre chronologique ni ne contenant une vérité théologique figée et intangible. Au contraire, c'est l'histoire d'une relation entre Dieu et son peuple, une relation qui se construit, se défait, se reconstruit, s'oublie ou s'approfondit, non suivant un plan préétabli une fois pour toute mais au détour des interactions entre le peuple et son Dieu.

 

Ainsi Albert de Pury est-il l'un de ceux qui bien avant Thomas Römer qui a été son élève et son co-auteur, a su comprendre la Bible comme une œuvre littéraire, c'est-à-dire le récit d’événements qu'il faut comprendre, interpréter et actualiser. Pour le dire rapidement, il y a trois narrations qui se mêlent. La première, c'est l'histoire politique, la manière dont le peuple à travers ses rois se donne une identité nationale. La seconde, c'est l'histoire cultuelle, la manière dont, à travers ses prêtres et ses scribes, il se donne une identité religieuse. Enfin, la troisième, c'est à travers les prophètes qu'il se comprend toujours sur le fil de l’éphémère, toujours tendu entre deux catastrophes mais aussi entre deux prospérités glorieuses. Les prophètes étant toujours, presque par définition, en rupture, en conflit, en désaccord avec les traditions politiques et religieuses des rois et des prêtres.

 

C'est particulièrement flagrant dans ce récit de la vocation d'Ésaïe. Je n'ai pas cherché si Albert de Pury en a parlé plus spécialement dans un livre – il était plutôt spécialiste du cycle de Jacob – mais si l'on considère les principes de sa méthode, on comprend mieux ce texte.

 

La protestation prophétique

 

Ce n'est pas indifférent qu'il commence par se situer « l'année de la mort du roi Ozias » (au VIIIe siècle avant notre ère, 737 exactement) et la vision d'Ésaïe, ces séraphins qui chantent, remplit la terre bien au-delà du temple : la « Maison », c'est-à-dire le temple justement, se « remplit de fumée ». Les deux institutions qui prétendent dire le droit et diriger le peuple sont en faillite, le trône est vide et le temple est fumeux, à tous les sens du terme. C'est le moment que choisit le Roi, le vrai, pour investir son temple, le vrai, à savoir la terre entière et se révéler à la seule institution qui puisse parler en son nom, à savoir le prophète.

 

Cette place particulière du prophète qui commence par se reconnaître comme indigne de sa mission : « malheur à moi, j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures » est caractéristique de cette contestation prophétique, qui est toujours en butte, non seulement avec les autres institutions mais aussi avec le peuple lui-même. Le prophète doit toujours sortir du peuple et entrer en contestation avec lui, il doit être purifié, mis à part, sanctifié pour être en contre-pied, en contre-point avec les pratiques habituelles du peuple.

 

Albert de Pury a mis largement en avant le caractère composite du culte rendu à l'Éternel en ce temps-là où les divinités du ciel et de la terre gardaient leur force d'attraction envers le peuple et se mêlaient à la religion populaire. Et c'est ce qui explique le caractère terrible de la prophétie que donne l'Éternel à Ésaïe. Celui-ci n'est pas envoyé pour prêcher la réconciliation et la paix mais bien au contraire, la destruction et la catastrophe. Il est paradoxal d'entendre l'ordre donné à Ésaïe « Va, tu diras à ce peuple : Écoutez toujours Mais ne comprenez rien. ». L'endurcissement du peuple et son aveuglement, son refus d'entendre et de respecter la parole de l'Éternel ne peut avoir pour conséquence que l'anéantissement brutal de cette génération corrompue.

 

Il ne faut pas entendre dans cette vocation la volonté de Dieu de détruire son peuple mais la colère du prophète devant une situation où il voit le nom de son Dieu être galvaudé et ridiculisé, le culte de Yahvé être confondu avec celui des baals des peuples anciens avec l'accord tacite des rois et des prêtres. Au grand nombre de ceux qui oublient leur héritage succédera une « saine descendance », l'épreuve à venir et déjà là, devant être « l'incendie » purificateur.


L'un des principaux apports d'Albert de Pury à la science biblique aura justement été de nous rendre attentifs à ce jeu à trois bandes entre la tradition des rois (deutéronomiste), des prêtres (sacerdotale) et des prophètes. Une opposition que l'on retrouvera évidemment dans l'affrontement de Jésus avec les prêtres et les sacrificateurs.

 

Une lecture historique

 

Mais surtout, là où Albert de Pury aura été déterminant pour notre propre compréhension de la Bible, c'est dans sa démarche historique. Il considérait qu'il y avait trois grandes périodes d'élaboration des textes.

 

La première allant jusqu'à l'Exil en 586 correspondant justement aux textes prophétiques allant dans le sens de l'instauration d'un culte exclusif pour le Dieu unique, c'est la naissance du yahwisme. La seconde couvrant la période de domination perse, de 586 à 333 (prise de possession de la Palestine par Alexandre), c'est la grande époque de la Torah, où les traditions deutéronomiste et sacerdotale rivalisent dans l'élaboration d'un récit national et religieux, c'est la période de naissance du judaïsme. La troisième enfin, la période hellénistique, où les récits poétiques, les psaumes, Job, l'Ecclésiaste, sont compilés de manière à faire œuvre littéraire qui puisse faire pièce à la culture hellénistique qui s'impose.

 

Pour Albert de Pury, le lecteur moderne de la Bible ne peut se contenter de la lire comme un livre d'Histoire ni comme un livre d'histoireS. Elle n'est pas un bloc monolithique contenant une vérité toute faite mais une construction signifiante alternative à un discours ambiant, une vérité existentielle invitant à l'action et à l'engagement. Le lecteur de la Bible selon de Pury n'est « ni un militant ni un dévot mais un lecteur curieux et cultivé » et parce qu'il est curieux et cultivé saura penser et agir en cohérence avec ce qu'il aura appris.

 

La méthode de Pury est comparative, il s'agit d'apprendre à lire notre trésor biblique par rapport à toutes les autres traditions et à y discerner ce qui l'en distingue [1].

 

C'est lui qui, par exemple, en montrant les parallèles entre les grands mythes de la création du monde, qu'ils soient sumériens, babyloniens,  grecs ou biblique a montré qu'à la différence de tous les autres, le récit de la création de l'homme dans la Bible ne réduit pas l'homme à un instrument mais qu'au contraire de tous les autres récits, la création est faite par Dieu par amour pour l'homme, que les choses ne sont pas « bonnes » en elles-mêmes mais « bonnes pour l'homme » et que tout le récit de la création est une déclaration d'amour de Dieu pour l'homme [2].


[1] « En tant que littérature, l’Ancien Testament demande à être lu dans son contexte, c’est-à-dire en tenant compte de tout ce qui, à l’intérieur comme à l’extérieur de lui-même, représente sa « caisse de résonance ». Le lecteur de l’Ancien Testament est donc encouragé à percevoir également la voix de ceux qui ont été contestés dans le canon, voire de ceux qui en ont été écartés. Il est invité à fréquenter Gilgamesh et Homère autant que la Torah, Atram-hasis et Sophocle non moins que Job. Une chose est sûre : l’idéal que la Bible se fait de son lecteur n’est pas celui d’un militant ou d’un dévot, mais celui d’un homme curieux et cultivé. ». Pury Albert de, Knauf Ernst Axel. La théologie de l'Ancien Testament : kérigmatique ou descriptive ?. In: Études théologiques et religieuses, Tome 70, 1995/3. pp. 323-334, p.333: https://www.persee.fr/doc/ether_0014-2239_1995_num_70_3_3365;


[2] « L'homme a été créé pour son propre épanouissement, pour son propre bonheur. Ce que nous dit en fait le récit de Genèse 1, c'est que Dieu, par avance, a éprouvé un tel amour pour l'homme, pour son partenaire idéal, qu'il ne l'a pas créé pour le mettre à son service, mais pour son bonheur à lui. Dieu a créé l'homme pour l'homme. Genèse 1 est donc un hymne à l'amour de Dieu. On y trouve exprimée la confession que l'amour de Dieu pour l'homme a été si total qu'il s'est dépouillé de toute possessivité et qu'il n'a eu d'autre but, d'autre visée secrète, que le simple bonheur de cet homme aimé. Que par ailleurs ce bonheur amène l'homme à chercher avec son Créateur une relation, un dialogue presque amoureux, cela, Dieu -selon notre texte - ne pouvait le dire. Il ne pouvait que l'espérer. ».  Le chant de la création par Albert de PURY, https://unige.ch/theologie/distance/cours/at/lecon3/chantcreation.htm

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