Matthieu 4, 1-11, Le mal n'aura pas le dernier mot
Guebwiller, 18 février 2024. Culte musical (harpe) avec Dimitri Boekhoorn.
Les tentations du Christ, vitrail du temple Saint-Étienne, XIVe siècle © SER-Mulhouse avec autorisation.
Nous voilà dans un des épisodes de la vie de Jésus, paradoxalement l'un des plus étranges et des plus méconnus même si il nous est raconté dans le détail par l'évangile de Matthieu.
Lors de notre dernière séance de Bible en mains, nous avons étudié de près les diverses versions qui sont racontées dans les évangiles de Marc et de Luc et avons constaté que Marc, qui représente la tradition la plus ancienne, passe très rapidement sur ces fameuses tentations au désert. Il se contente de dire en substance : « après son baptême, Jésus se rendit au désert où il fut tenté pendant quarante jours et quarante nuits ». Un peu comme un compte-rendu lapidaire d'une chronique dans la presse locale.
Il est en effet fort probable que le séjour au désert faisait partie du chemin imposé par Jean-Baptiste à ceux qui voulaient être baptisés comme une sorte d'examen de passage. Souvenons-nous que le baptême de Jean-Baptiste est un baptême de repentance. Celui qui est baptisé déclare renoncer au mal et revenir à la stricte observance de la loi de Moïse, il se repent de tous ses péchés et promet de ne plus jamais y céder. C'est à cette condition que Jean-Baptiste procédait au baptême.
Une fois que l'on a fait une promesse, encore faut-il la tenir ! Et quel meilleur exercice pour cela que de s'exercer à l'ascèse, au renoncement et à la privation. Si l'on est capable de se passer d'une chose durant une période plus ou moins longue, c'est alors seulement que l'on sait que l'on est libéré de cette chose, à partir du moment où son absence ne nous fait plus souffrir. Ainsi en est-il de ceux qui décident d'arrêter de fumer. Les premiers jours sont faciles parce que la résolution est là. Ce sont les deux et troisièmes semaines, ou mois !, qui sont les plus difficiles, parce que la résolution faiblit alors que l'envie augmente. Il est frappant de constater qu'il faut environ trois mois d'abstinence pour pouvoir se considérer libre d'une addiction et à l'inverse trois mois de régularité pour parler d'un mode de vie.
Il est frappant de constater également qu'en général, ce sont ceux qui en parlent le moins qui y arrivent le mieux. Sans doute parce qu'on est toujours seul face à la tentation, devant l'épreuve de sa volonté et la difficulté de la résistance. Et Jésus n'échappe pas à cette règle. Avez-vous remarqué sa solitude ? Il est seul dans le désert, dans ce lieu retiré où il est face à lui-même et à son destin. Jésus commence son ministère public dans un lieu solitaire, loin de tous et il sera seul trois ans plus tard lorsque juste avant l'épreuve ultime, celle de la croix, il sera au jardin de Gethsémané et priera son Père d'éloigner, s'il est possible, cette croix qui se profile devant lui.
Au jardin, Jésus sera accompagné de ses trois disciples préférés, sa garde rapprochée, ceux qui ne le quittent jamais mais qui dorment aux moments décisifs ou sont paniqués devant ce qui se passe, comme c'était le cas lors de la transfiguration que nous avons évoquée récemment. On est toujours seul dans l'épreuve comme dans la prière ! On est toujours seul dans l'épreuve comme dans la foi ! Parce que c'est nous, et personne d'autre, qui avons à répondre de notre foi, de notre espérance et de notre amour pour Dieu et les hommes. Nous avons beau être dans une communauté, entourés de frères et de sœurs, c'est seul que nous entendons la parole, seul que nous la comprenons et seul que nous sommes appelés à la réaliser dans notre vie quotidienne.
Toute proportion gardée évidemment, le récit de l'épreuve du Christ au désert décrit notre situation à tous et à chacun, ici et maintenant. À chaque fois que dans notre vie personnelle, familiale, paroissiale, associative, professionnelle ou citoyenne, nous sommes confrontés à la difficulté de vivre en cohérence avec ce que nous croyons, espérons et proclamons. Lorsque nous savons ce que nous devons faire ou dire, ou de quelle manière nous devrions agir parce que l'Évangile nous y pousse, « nous y oblige » diraient les Réformateurs, et que malheureusement nous ne le faisons pas.
Mais quelle lumière à l'inverse, quelle joie dans le cœur lorsque, au contraire, et à rebours de tout ce qui nous empêche, nous fait peur et nous pousse au renoncement ou au reniement, nous vivons, pensons et agissons en harmonie avec la volonté de Dieu pour nous et pour le monde. Que nous faisons ce que nous savons devoir être pour être tout simplement en adéquation entre notre foi, notre conscience et notre action. Que nous sommes ce que nous savons devoir faire, dans l'effort d'une main tendue, d'un regard clair et d'un cœur ouvert à l'humanité. Quand notre foi, notre personne, nos actes et nos pensées sont accordées les uns aux autres dans toutes leurs diversités.
Regardez ces harpes qui sont là et qui nous enchantent lors de ce culte. Aucune n'est similaire à une autre. Elles se ressemblent bien sûr, le principe d'une harpe est identique selon qu'elle soit celtique, contemporaine, moderne ou médiévale mais aucune corde n'est identique à une autre et pourtant elles parviennent à une harmonie quasi céleste. Ce qui est vrai d'un instrument de musique l'est aussi de nous. Nous sommes faits d'éléments différents, mon corps, mon âme, mon cœur, mon intelligence, ma raison, ma sensibilité, mes conditions de vie, mes péchés, mes espérances, mes craintes et mes peines, mes joies et mes bonheurs, celles et ceux qui m'entourent, autant de cordes qui me constituent et qui font que je donne un son discordant ou un essai d'harmonie.
Et cet accord entre soi et soi, cette adéquation entre ce que nous voulons être et ce que nous sommes, ce que nous faisons et ce que nous devrions, et bien cet accord est toujours à refaire, à rechercher, à perfectionner et à entretenir, à maintenir. Mais il y a un point de départ, je dirais un point d'accord fondamental qui détermine le son de l'instrument et de même il y a un point de départ, une décision qui détermine ce que nous sommes et qui ensuite doit se continuer. La foi, c'est comme l'amour, elle a toujours un point de départ et l'enjeu, c'est, comme en amour, de lui donner une durée, une épaisseur, une densité et un espace le plus large possible. Autrement dit la foi, comme l'amour, comme l'accord d'un instrument, est toute entière contenue dans son moment initial mais ce moment initial doit se convertir, se transformer, en durée.
La foi, la destinée de Jésus, se manifeste lors de son baptême. C'est à ce moment-là que se fait entendre la voix de l'Esprit : « celui-ci est mon Fils bien-aimé » et c'est de cela que témoigneront ceux qui étaient présents lors du baptême de Jésus. Mais cette foi, cette mission de Jésus, c'est au désert, au moment de l'épreuve, qu'elle va justement s'inscrire dans la durée, qu'elle va l'emporter sur l'adversité et qu'elle l'emportera sur tous les obstacles qui se dresseront devant elles, qu'elle sera plus forte que jamais, d'une force qui lui donnera le courage d'aller jusqu'au bout de sa mission parmi les hommes.
Je viens de parler « d'obstacles », « d'adversité » parce que contrairement à ce que nous pouvions penser, le désert n'est pas vide, en tout cas pas complètement. Il est là celui que la Bible décrit comme un lion qui rode, prêt à déchirer sa proie ou comme un furieux essaim d'abeilles, celui qui jette au visage de Jésus ses prétentions et ses défis, qui le met justement au défi de prouver qu'il est le Fils de Dieu et qui par ses mensonges prétend mettre Jésus à l'épreuve.
Oui, des mensonges ! Les trois épreuves lancées par le diable sont autant de mensonges. Il n'est pas vrai que l'homme n'aurait besoin que de pain, il a besoin d'une parole qui donne sens à sa vie. Il n'est pas vrai que Dieu soit une baguette magique qui viendrait satisfaire nos désirs de merveilleux et de magique, enfin il n'est pas vrai que les royaumes du monde appartiennent à Satan. La satisfaction de tous nos besoins, représentée par les pierres qui seraient à changer en pain ; le bonheur éternel au prix de la renonciation à notre liberté de conscience, représenté par cette intervention des anges qui sauveraient Jésus s'il se jetait du haut du temple et, enfin, la grandeur que donnerait la puissance des nations, représentée par cette gloire promise ; tout cela n'est que mensonge, illusions et faux-semblants.
Non pas que ces choses, le pain, ce qui nous nourrit, la foi, ce qui nous élève et la chose publique, ce qui nous unit, vous aurez reconnu les trois domaines essentiels à la vie, individuelle ou en société, soient inutiles ou mauvais, ce n'est la question. Nous avons besoin de pain, nous avons besoin de croire et nous avons besoin de nous organiser collectivement à tous les niveaux de notre existence. Mais, et c'est là, la grande leçon de ce récit : ce n'est pas le diable qui en détient les clés. Menteurs, ceux qui disent qu'il faut accaparer pour ne manquer de rien ! Menteurs, ceux qui disent que le bonheur est dans le service des idoles ! Menteurs, ceux qui disent que la force et l'autorité sont les seuls remèdes aux maux de la société.
La grande leçon de cette épreuve de Jésus au désert se trouve dans ses simples mots : arrière de moi, Satan ! Tu prétends posséder le monde, le diriger et en décider comme tu l'entends. Et bien non : le mal n'aura pas le dernier mot !
Bien sûr que le mal existe ! Nous le voyons à l’œuvre partout autour de nous, nous nous heurtons à sa puissance, aux effets de sa réalité et nous subissons cette réalité et il arrive que nous pensions que tout est foutu, que les forces du mal sont plus puissantes que nous, parce que c'est elles qui fixent les règles du jeu, c'est elles qui sont au pouvoir et qui décident. C'est alors que nous avons perdu d'avance, foutu pour foutu, autant céder et renoncer.
Non le mal n'a pas et n'aura pas le dernier mot !
Je disais tout à l'heure que Jésus n'était pas seul dans le désert, l'adversaire y était déjà et l'attendait. Mais Jésus n'est pas non plus venu tout seul ! C'est conduit par l'Esprit, l'Esprit de Dieu, qu'il va au désert à la rencontre de celui qui veut le faire trébucher. Cet Esprit saint, ce souffle, vivant de toute éternité, qui était déjà là au commencement du monde et sera là à sa fin, c'est celui-là qu'il nous a promis et qui aujourd'hui encore est avec nous pour nous soutenir dans toutes nos luttes et nos volontés de faire le bien, de rechercher la justice et de défendre la vérité.
C'est portés par l'Esprit que nous croyons que nous l'emporterons sur toutes les forces contraires. Les chrétiens à qui Matthieu raconte l'épisode du désert vivaient dans une époque de haine et de rejet, les épreuves devant eux étaient nombreuses, violentes et terribles. Mais non, le mal n'a pas et n'aura pas, il n'aura jamais le dernier mot.
Que ce soit dans nos vies personnelles, dans toutes nos petites et grandes batailles contre nous-même ou contre tout ce qui veut nous faire trébucher dans notre volonté de servir notre Père, que ce soit dans nos vies collectives, en famille, en Église ou en société, ce sont ceux qui sont portés par l'Esprit de Dieu qui l'emporteront parce qu'ils seront capables de changer leur vie et de changer le monde. Plutôt que de croire en la puissance du diable comme tout nous y invite, croyons donc en la puissance de l'Esprit, celui que le Christ nous a donné !
Cet Esprit qui est là, au milieu de nous et en nous, qui nous unit et qui nous rend plus que vainqueurs contre toutes les adversités.
Roland Kauffmann
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