top of page

Le respect des existants

  • Roland Kauffmann
  • 26 août
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 sept.

Guebwiller 24 août 2025

 

Aimer le monde tel qu'il est et tel qu'il se donne à vivre dans toutes ses dimensions ; élargir la notion de « prochain » à tout ce qui existe, voilà le cœur de la foi telle que la présente ici Jésus.


ree



Tout est un !

 

Tout au long de sa vie, Jésus aura eu à répondre de sa foi et de son identité. Devant ses actes et ses miracles, à l'écoute de ses discours sur la vie et sur le Royaume de Dieu, ses auditeurs se partagent. D'un côté ceux qui sont convaincus et de l'autre ceux qui pensent qu'il n'est autre qu'un charlatan.

 

Il faut dire qu'ils étaient nombreux en cette époque, ceux qui prétendaient vouloir réformer l'ancienne foi d'Israël, qui critiquaient l'ordre social et religieux qui avait été imposé par les prêtres et les scribes, partisans de la soumission à l'ordre romain. Les aspirations du peuple à plus de justice et surtout à une indépendance qui passerait par un retour à l'organisation sociale des temps anciens sont nombreuses. Les foules qui ont suivi en son temps Jean-Baptiste et son baptême de repentance n'en pouvaient plus du ritualisme imposé par le Temple avec ses obligations de pratiquer des sacrifices et des « holocaustes », évidemment moyennant finances.

 

Les « holocaustes » sont une forme particulière de sacrifice où l'on ne se contente pas d'égorger l'animal mais où on le fait brûler entièrement de manière à ce que la fumée devienne un « sacrifice de bonne odeur » pour l'Éternel. C'est une pratique répandue dans toutes les religions de l'Orient ancien et qui marque une grande solennité puisqu'il ne reste rien de la victime. En effet, dans les autres sacrifices, l'animal, une fois égorgé et vidé de son sang, est consommé, soit par les prêtres eux-mêmes soit même par ceux qui offrent le sacrifice en un grand banquet.

 

La fonction sociale du sacrifice est essentielle parce qu'elle a pour fonction de réunir une communauté, rassemblée autour d'une même offrande. Toutes proportions gardées, on retrouve une illustration de cette fonction dans le festin final des album d'Astérix. Après les aventures d'Astérix et Obélix, malgré les bagarres homériques du village, tout le monde est rassemblé autour de la grande table ronde, sauf bien sûr le barde Assurancetourix, toujours attaché quelque part à un arbre et Idéfix qui ronge son os dans un coin.

 

Une manière de vivre ensemble

 

Les sacrifices et autres holocaustes ont été instaurés par Moïse au moment de la libération du peuple avec cette intention que nous avons entendu dans le livre de l'Exode : faire du peuple d'Israël, « un royaume de sacrificateurs et une nation sainte » (Ex. 19, 6). Le peuple est uni par une foi commune, une pratique religieuse partagée par tous et en ce temps là, on ne posait pas la question de la foi ou des œuvres, de ce qui vient avant et est déterminant pour le salut individuel ou collectif. Pour l'ancien Israël, il ne pouvait y avoir de foi sans sa mise en pratique individuelle et collective. Ce qui passait nécessairement par les sacrifices et les holocaustes institués par Moïse.

 

Mais au fil des siècles, cette conviction simple s'est diluée dans le temps et dans l'espace pour ne plus devenir qu'une pratique vide, dénuée de sens ou bien une foi abstraite et dénuée de conséquences. Entre le ritualisme sans foi ou une foi sans pratique, l'homme du temps de Jésus, comme du nôtre, est dans une situation spirituelle compliquée. Toute l'histoire du peuple d'Israël que nous retrouvons dans la Bible est l'histoire de ce tiraillement perpétuel, le récit des renoncements et des recommencements, des réformes et des scléroses.

 

Mais l'attente du peuple, elle, est restée la même : un besoin de cohérence entre les dires et les actes, entre les pratiques et les convictions, entre les manières de faire et les discours, autrement dit de fidélité à l'Esprit qui anime les textes auxquels nous nous référons. C'est devant l'hypocrisie de l'Église que les peuples se sont dressés au moment de la Réforme du XVIe siècle. Lorsque l'Église de Rome ne faisait plus autre chose qu'exercer des rites et imposer à la population qui lui était soumise une obéissance superstitieuse, des hommes et des femmes, soucieux de revenir aux textes dans leur intention première, se sont levés pour dire leurs désaccords. Luther, Zwingli, Bullinger, Prugner, Calvin, Castellion, et tant d'autres avec eux ont fait ce chemin du retour aux sources, du retour au cœur de ce qui fait notre foi, enracinée dans celle d'Israël.

 

Et pour tous les Réformateurs du XVIe siècle, résonnait ce double commandement que Jésus rappelle au docteur de la loi qui l'interpelle : « Tu aimeras l'Éternel ton Dieu de tout ton cœur » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

 

Ce que le scribe attendait, c'est que Jésus reconnaisse l'importance des sacrifices et des holocaustes ; que l'on ne pouvait être fidèle à la Loi de Moïse sans pratiquer les sacrifices que ce dernier avait imposé. C'était un  piège ! Nous sommes dans l'évangile de Marc, à un moment particulier où l'identité de Jésus est en question. Qui est-il ? Pourquoi est-il là ? Est-ce d'ailleurs un vrai juif ? Il vient d'entrer à Jérusalem et il a chassé les vendeurs du temple créant le scandale au chapitre 11. Des théologiens sont venus l'interroger sur des points de doctrine, d'autres sont venus le piéger sur des questions politiques et sociales. Celui-là, ce scribe docteur de la loi, vient l'interroger sur la pratique religieuse. Il pense qu'il a trouvé le bon sujet parce que Jésus, rappelons-le, vient de chasser les marchands du temple et va forcément dénigrer la pratique sacrificielle.

 

Qui est mon prochain ?

 

Jésus ne tombe pas dans le piège ! Il ne rentre pas non plus en conflit avec son interlocuteur, il ne discute pas, ne négocie pas, ne renonce pas. Il répond simplement que « Dieu est unique, que l'aimer et aimer son prochain est plus important que les sacrifices ». Vous remarquerez que Jésus ne dit pas exactement cela mais c'est ce que le docteur de la loi a compris de sa réponse et qu'il reformule de cette manière. Et dans ce dialogue merveilleux, Jésus approuve son contradicteur en lui disant « tu n'es pas loin du royaume de Dieu ». Par la simplicité et la profondeur de sa réponse, Jésus a littéralement retourné son interlocuteur qui, de contradicteur, est certainement devenu un disciple. Nul n'en sait rien parce qu'on ne parle plus de lui mais comment ne pas penser à d'autres opposants que Jésus a convaincus comme par exemple Nicodème.

 

Nous savons que cela ne suffira pas à éviter le sacrifice ultime que Jésus consentira, à savoir celui de sa propre vie, donnée pour ses contemporains comme pour nous aujourd'hui. Donnée pour que nous puissions en vivre aujourd'hui dans le même esprit et la même intention. C'est-à-dire dans ce double mouvement qui inclut l'unité des êtres et du monde, ce mouvement qui nous dit que l'on ne peut aimer Dieu sans aimer tout ce qui existe autour de nous, notre prochain mais aussi notre lointain, nos proches comme nos adversaires mais aussi bien plus largement et dans une perspective toute schweitzerienne, les êtres et les choses, les vivants et les non-vivants pareillement.

 

Nous sommes habitués par toute la philosophie occidentale à distinguer les choses entre ce qui est de la culture ou ce qui est de la nature, entre l'humanité et le divin, entre l'humain et le non-humain, entre le visible et l'invisible, entre le vivant et le non-vivant sans comprendre que tout est lié, que tout est un !

 

Bien sûr qu'il est nécessaire pour l'intelligence pratique de séparer les choses et d'expliquer la nature de chacune mais il faut garder à l'esprit que tout est lié, que la manière dont nous nous comportons avec tout ce qui est doit correspondre à la manière dont nous nous comportons avec celui qui est par excellence, à savoir l'Éternel Dieu. Quant Jésus commence sa réponse en affirmant « Le Seigneur, notre Dieu, le Seigneur est un » il n'affirme pas seulement comme l'entend le scribe qu'il n'y a pas d'autres dieux que le Dieu d'Israël. Il va beaucoup plus loin que la simple affirmation d'un Dieu unique à l'exclusion de tous les autres qui ne sont que des illusions. Ça, c'est ce que le scribe voulait entendre, l'affirmation du monothéisme strict, conforme à la Loi de Moïse « tu n'auras pas d'autre Dieu ». Mais le scribe est resté sur le seuil de l'intelligence de ce que veut dire Jésus. Certes il n'est « pas loin du royaume de Dieu » mais il n'y est pas encore.

 

L'unité de l'Être

 

Quand Jésus affirme « Le Seigneur notre Dieu est un », il veut dire qu'il n'y a rien en dehors de lui, « C'est de lui, par lui, et pour lui que sont toutes choses. ». C'est exactement ce que nous dit Paul dans cette formule de louange dans sa lettre aux Romains (Ro 11, 36). Contrairement au scribe, Paul n'est pas resté sur le seuil, il a compris que Dieu n'est pas dans un espace particulier, qu'il n'est pas dans un temps donné, qu'il n'est pas à un endroit hors du temps et du monde mais qu'il est au cœur du monde, au cœur de tout ce qui existe et qu'il fait exister notre monde, qu'il y est mystérieusement présent. C'est ce mystère de l'existant qu'il souligne lorsqu’il s’exclame « Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ».

 

Il veut dire par-là que nous sommes ainsi fait que nous avons besoin de séparer, de distinguer le ciel et la terre, le jour et la nuit, le vivant et le non-vivant mais qu'en réalité toutes ces choses sont indissolublement liées les unes aux autres. La vie ne peut se passer de ce qui ne vit pas.

 

C'est pourtant facile à comprendre : l'eau, voilà quelque chose qui n'est pas vivant. Le vivant, c'est ce qui se développe, ce qui croît par lui-même et se déplace par son propre mouvement. L'eau, mais aussi l'air, mais aussi la terre mais aussi la lumière ne se développent pas, ne croissent et ne se déplacent pas par eux-mêmes mais qui pourrait dire que nous n'avons pas besoin de l'eau, de l'air, du sol, de la chaleur ou de la lumière ? Il y a des choses que nous voyons et des choses que nous ne voyons pas mais qui pourrait dire que nous pourrions vivre sans intelligence et sans raison, choses invisibles par excellence ? Mais aussi le temps et l'espace qu'il nous faut apprendre à aimer et protéger.

 

N'en déplaise à Albert Schweitzer, ce n'est pas seulement le « respect de la vie » qui compte aux yeux de Jésus et devrait constituer le cœur de l'éthique chrétienne mais c'est le « respect des existants ». Voilà je crois, ce que Jésus voulait entendre lorsqu'il parlait de notre « prochain », c'est-à-dire non seulement le soin et l'attention envers l'autre humain, notre semblable, mais aussi le soin et l'attention envers l'autre existant, notre différent, ce qui est d'une radicale altérité avec nous.

 

« Aimer tout ce qui existe et rend la vie possible et meilleure pour le plus grand nombre d'autres existants » voilà ce qui devrait fonder la cohérence entre notre foi et notre manière de vivre. « Aimer » c'est « veiller sur », c'est protéger, restaurer, rétablir, protéger, découvrir, et tout ce qui est de l'ordre de la beauté, de la vérité, de la bonté, c'est « être bon pour ». C'est tout cela que voulait dire Schweitzer avec la notion de « respect ». Le « respect de tout ce qui existe », c'est l'amour de tout ce qui est notre prochain.

 

Aimer l'air, l'eau, l’énergie, la lumière, mais aussi nos sociétés humaines mais aussi les écosystèmes, les cultures, les arts et les sciences, le visible et l'invisible, l'intelligence et la raison comme nous-mêmes, voilà le second commandement aussi important que celui d'aimer « celui de qui, par qui et pour qui sont toutes ces choses. »



Roland Kauffmann

 

Commentaires


bottom of page