Une paix qui nous est donnée
- Roland Kauffmann
- 16 sept.
- 8 min de lecture
Job 23 - De la terreur à la confiance
Guebwiller 31 août 2025

La foi est une transformation de la personne
dans ce qu'elle a de plus intime et de plus vrai,
une transformation qui est déjà réalisée par le Christ qui agit en nous.
Un Dieu d'épouvante
Une fois n'est pas coutume mais il m'a semblé nécessaire de vous distribuer le texte sur lequel notre Église nous invite à méditer ce matin, dernier dimanche du mois d'août. Il est en effet particulièrement difficile et il m'a semblé qu'à l'entendre nous risquions de passer à côté de ses difficultés justement.
Il me faut également reconnaître que j'ai longuement hésité avant de nous coltiner avec ce passage du livre de Job ; en raison de ses difficultés justement, parce que la représentation qu'il nous donne de Dieu peut être mal comprise. Par exemple, lorsque Job nous dit « je suis épouvanté en face de lui. Quand j'y réfléchis, j'ai peur de lui ». N'est-ce pas l'exact inverse de l'Évangile que nos Églises annoncent dimanche après dimanche ? On pourrait légitimement se dire que ce livre de Job n'a plus grand chose à nous dire aujourd'hui tant il nous présente une vision surannée, dépassée, de Dieu et du rapport que nous pouvons aujourd'hui avoir avec lui.
En sommes-nous si sûrs ? Job nous parle « d'épreuves » dont il s'attend à sortir « pur comme l'or » ; il nous parle d'un Dieu qui « accomplira le décret qui [le] concerne » et surtout il exprime un sentiment puissant, celui du découragement et de la révolte : « aujourd'hui encore ma plainte est une révolte. Ma main étouffe mon découragement » (v.2). On croirait entendre la plainte tout à fait légitime d'un juste qui aurait été injustement persécuté, écrasé par les épreuves de la vie et qui se demande « pourquoi ? Qu'ai-je donc fait de mal pour mériter ce qui m'arrive ? ». On croirait entendre la douleur d'un homme profondément déprimé et écrasé par ce qui lui arrive mais qui pourtant dans un sursaut d'orgueil se révolte et clame à la face du monde : « ce n'est pas juste, je ne mérite pas ce qui m'arrive ! »
La question religieuse par excellence
Quelle modernité au contraire. On croirait entendre nos contemporains quand ils font le catalogue de toutes les raisons qu'ils trouvent pour ne pas croire en Dieu ou en l'Évangile. On croirait voir l'image qu'ils se font de Dieu, un Dieu terrible qui permet la mort des innocents, qui laisse le mal proliférer et se répandre dans le monde sans qu'on ne puisse en comprendre la raison. On peut les entendre dire, « si Dieu existe, alors pourquoi le malheur ? Pourquoi la souffrance ? Rien de ce qui existe ne peut exister sans que Dieu ne l'ait voulu, alors puisqu'il y a le mal, c'est que Dieu l'a voulu, c'est donc qu'il est mauvais ».
Ce raisonnement logique a parcouru l'histoire de la philosophie et l'histoire de l'Église parce qu'il est au cœur de la question de la religion et de la philosophie. Le grand philosophe stoïcien Épictète déclarait même « Dieu veut tout ce qui existe, Dieu est bon, il ne peut vouloir le mal, donc le mal n'existe pas »[1]. Tout le livre de Job est une exposition de cette question du mal et de l'incompréhension que l'on peut en avoir. Il exprime, il crie, et c'est ici particulièrement fort, le sentiment d'injustice et de terreur devant l'aléatoire, devant le sort qui s'acharne. Là encore, ce sentiment de terreur, cette peur ancestrale de l'homme devant les malheurs qui s'abattent sur nous depuis l'aube de l'histoire humaine.
Le livre de Job est sans doute l'un des plus authentiquement religieux de toute la Bible. Parce qu'il nous raconte cette terreur sacrée qui est au fondement de toutes les religions et qui est à l'origine des idées de tabou, de pur et d'impur, de dans ce qu'il a de terrible et de dangereux. Les malheurs frappent les infidèles, voilà ce que disent et racontent les « amis de Job ». À quoi Job répond, « d'accord mais pourquoi le malheur frappe-t-il aussi le fidèle que je suis ? Voilà l'inexplicable, voilà l'injustice qui me terrifie ».
Une mise en scène existentielle
Revenons un instant au livre dans son entier. Vous connaissez l'histoire : Job est un homme extrêmement pieux, fidèle en toutes choses, il est aussi extrêmement riche et doté de tout ce que l'on peut imaginer. Le diable, le diviseur, le méchant, vient rencontrer Dieu et lui dit « regarde cet homme, il ne te respecte et ne t'obéit qu'en raison des biens que tu lui a donnés. Enlève lui ces biens et tu verras qu'il te maudira ». Et Dieu accepte le « deal » comme on dit aujourd'hui : les catastrophes s'abattent sur Job qui, d'immensément riche qu'il était, devient littéralement « pauvre comme Job ».
Pourtant il ne se rebelle pas, il accepte tout ce qui lui arrive et reste fidèle à son Dieu. Trois, et même quatre, « amis » viennent le trouver et lui tiennent à peu près ce langage : « Job, Dieu est juste, s'il te punit, c'est que tu as dû faire quelque chose de mal, repens-toi et tout reviendra dans l'ordre, tu seras rétabli dans ta prospérité ». C'est contre ce discours de ses « amis » que Job se rebelle. Lui qui est prêt à accepter tout ce qui vient de Dieu, le mal comme le bien, ne peut supporter l'arrogance, maquillée en bienveillance, des quatre acolytes. Il leur répond à chacun, avec à chaque fois des mots plus durs, plus secs, plus vrais pour leur dire qu'ils n'ont rien compris, qu'il ne connaissent pas Dieu tel qu'il est en réalité.
C'est dans l'épreuve, celle qu'il endure, qu'il découvre qui est Dieu, quel est son Dieu et comment celui-ci veut être en réalité le complet accomplissement de l'homme. Chacune des questions et des réponses que Job apporte à ses contradicteurs est comme les murs d'une caverne contre lesquels il se cogne jusqu'à trouver son chemin et parvenir à la vérité du divin.
Le changement du cœur
Le livre de Job est en réalité une pièce de théâtre avec une remarquable mise en scène. Au prologue, cet incroyable dialogue entre Dieu et le diable (chap. 1 et 2) puis ce huis-clos entre Job et ses amis autour du tas de tessons sur lequel il ne cesse de gratter ses ulcères avant le dernier acte : la manifestation de la puissance et de la bonté divines telles qu'elles se réalisent dans la création et dans l'humanité. De l'obscurité du dialogue entre Job et ses amis à la lumière de la révélation de Dieu, tout le livre est un chemin qui correspond à nos propres ombres et nous renvoie à nos propres questions. Il est comme une caverne qui nous fait passer d'un lieu, d'une représentation à une autre. Avec le rétablissement final de la prospérité et de la joie de Job tout paraît être rétabli comme avant (42, 7-17).
Tout paraît être « comme » avant et même au double : les richesses, les amis, les enfants, le bétail, tout est multiplié. Pourtant plus rien n'est comme « avant ». Les apparences ne sont que des illusions. Ce qui a profondément changé : c'est l'intimité nouvelle qui existe entre Job et son Dieu. Ce n'est pas Dieu qui a changé mais l'image que Job s'en fait et sa relation avec lui. Avant ses épreuves, il pensait exactement la même chose que ses quatre amis. Et il aurait pu prendre place avec eux auprès d'un autre qui aurait été frappé comme il l'a été.
Mais il a compris son erreur. Il a compris que paradoxalement, le diable avait raison. La sincérité de sa pratique religieuse n'est pas en cause. Il croyait sincèrement faire le bien, aimer Dieu et son prochain comme la loi l'ordonne mais quand même. Job découvre que cette foi, aussi sincère soit-elle, n'était jamais qu'extérieure, pour les apparences et dans l'attente, même non formulée, d'une récompense concrétisée par le bonheur et la prospérité.
Car oui, Job qui se défend contre ses amis avec fougue et intelligence ; lui qui ne cesse de leur dire que ce qui lui arrive est injuste, il découvre qu'en réalité, il n'agissait qu'en raison de la frayeur que lui inspirait l'Éternel Dieu. Ce ne sont pas seulement les amis de Job qui sont corrigés par l'Éternel Dieu mais Job lui-même lorsqu'il reconnaît qu'il parlait sans comprendre. Lui qui se croyait juste et sans reproche en vient à la repentance. Lui qui a défendu devant ses amis son honneur et son intégrité sans relâche se « condamne et [se] repen[t] sur la cendre » (42,6).
Une paix qui nous est donnée
Job, c'est nous évidemment. C'est le personnage qui nous représente dans toute l'étendue de nos contradictions, dans notre volonté de faire le bien et de ne pas y parvenir pleinement, dans nos intentions de sincérité mais toujours entachées d'ombres et d'hésitations. C'est nous lorsque nous sommes ballotés par l'existence et confrontés à la douleur et à l'injustice. C'est nous dans nos doutes et nos attentes.
La leçon que nous apporte le livre de Job est magnifiquement reprise par Jésus dans l'évangile de Luc. Jésus nous montre deux hommes, peu importe leur situation. L'un et l'autre sont d'une profonde piété et respectent à la lettre la Loi. L'un et l'autre se présentent devant Dieu avec sincérité. Le Pharisien est parfaitement sincère dans sa prière, il est vraiment persuadé qu'il est supérieur par sa pratique à cet autre individu qui fait un vilain métier : collecter les impôts pour les Romains, c'est trahir le peuple.
Ce péager est dans l'exacte attitude de Job. Lui aussi, sans doute, jeûnait-il deux fois par semaine et donnait-il la dîme de ses revenus comme le Pharisien. Mais il a compris, et sa prière l'exprime, il sait qu'il est impossible d'être parfaitement juste, honnête et droit. Qu'il est de la condition humaine que d'être marqué par la mort, l'injustice et le péché. Ce que Jésus met en avant c'est la conscience du péager et avec elle sa volonté de changement, de transformation de soi.
Voilà ce qu'est la foi, c'est l'acceptation du changement qu'opère en nous la parole de Dieu que nous entendons dans l'Évangile.
Lorsque le péager demande à Dieu qu'il soit « apaisé », ce n'est pas la terreur que vivait Job mais la demande que disparaissent ses injustices, ses renoncements et ses doutes, tout ce qui l’empêche, lui, d'être apaisé devant son Dieu. Le pharisien est satisfait de lui-même. Il estime avoir fait tout ce qui est requis et nécessaire et s'il vient prier ce n'est jamais que pour se décerner son propre diplôme de piété, comme le faisaient les amis de Job. Alors que le péager sait que le chemin de la foi est toujours à recommencer ou plutôt à continuer. Que chaque mur contre lequel nous nous cognons n'est jamais qu'un obstacle pour nous diriger, que chaque geste de bonté, que chaque manifestation de notre foi, ne sont jamais que les dalles sur la longue route qui nous reste à faire pour atteindre le but.
Le changement, la transformation constante qu'implique la foi est un long chemin, difficile et ardu vers le but qui nous est promis. Mais un but qui est profondément transformé par Jésus lui-même et c'est ce que nous dit Paul dans sa lettre aux Éphésiens. Nous qui sommes comme ce péager, demandant simplement à Dieu de nous conduire sur le chemin de la foi, qui comme lui nous reconnaissons tels que nous sommes : pécheurs devant Dieu et devant les hommes, Paul nous dit la chose extraordinaire, celle qui a tout changé : c'est que tout est accompli, le but, celui que nous cherchons est aussi déjà atteint : en Christ !
C'est lorsque nous sommes en Christ que nous sommes sauvés et Paul ose cette métaphore : il va jusqu'à dire « nous qui étions morts par nos fautes, (…) il nous a ressuscités ensemble et fait asseoir ensemble dans les lieux célestes en Jésus-Christ ». C'est évidemment une image, aucun d'entre nous n'est ressuscité au sens propre et nous sommes pas au ciel, mais nous sommes déjà en lui, avec lui et tout ce que nous faisons est en son nom.
Dans l'intimité et le secret de nos cœurs, de nos conscience et de nos intelligences, nous sommes comme le péager, en attente d'un apaisement de Dieu, mais un apaisement qui nous est déjà donné par le Christ lui-même.
Roland Kauffmann
[1] « On ne pose pas un but pour le manquer. Pas davantage le mal n'est une réalité dans le monde. » Épictète, Manuel XXVII.







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