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Elargir son cœur à la mesure du Christ

  • Roland Kauffmann
  • il y a 3 jours
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 1 jour

Guebwiller, 7 décembre 2025 - deuxième dimanche de l'Avent.


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Une fois n'est pas coutume, c'est aujourd'hui de l’épître de Jacques que nous allons parler et non pas du texte de l'évangile qui est normalement prévu pour la méditation de ce deuxième dimanche de l'Avent. Non pas parce que l'évangile de ce jour est terrible avec sa description de la fin des temps. Quoique !

 

Il est vrai que j'ai reculé devant l'obstacle et n'ai pas voulu entretenir un climat qui commence à nous encombrer l'esprit et que l'on pourrait qualifier de toxique. Un climat d'angoisse et de craintes de l'avenir, fait de guerres et de bruits de guerre, où les prophètes de malheur reviennent sur le devant de la scène et en agitant les peurs cherchent à s'accaparer le pouvoir sur l'esprit des masses.

 

Faut-il pour autant se boucher les oreilles et les yeux et renoncer à voir le monde tel qu'il va, c'est-à-dire mal ? Et se contenter des lumières et des douceurs de l'Avent faits de cannelle, de Lebkuchen et autres Stollen, Baereawecka ou Bredellà ? Vous savez bien que ce n'est de loin pas mon genre et qu'au contraire, je ne cesse dimanche après dimanche d'essayer de réfléchir avec vous comment nous pouvons, au nom de l'Évangile qui nous anime, rendre le monde autour de nous meilleur que si nous n'y étions pas. La misère et la souffrance du monde sont toujours au cœur de nos prières, comme le sont les détresses et les peines individuelles que nous pouvons connaître personnellement.

 

Alors pourquoi ne pas réfléchir aujourd'hui sur ce discours d'apocalypse de Jésus que nous propose l'évangile de Luc ? Car c'est bien d'une apocalypse au sens le plus commun du terme qu'il est ici question dans l'évangile : le retour du Fils de l'homme qui apparaîtra dans le ciel avec beaucoup de puissance et de gloire, précédé de nombreux signes dans le ciel, dans la lune et dans les étoiles, avec des mouvements de terreur des peuples « qui ne sauront que faire au bruit de la mer et des flots » (Luc 21, 25). Et enfin, ces mots terribles « cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive » (Luc 21, 33).

 

Certainement que dans certaines Églises, des prédicateurs avisés entendent dans les bruits et la fureur du monde, l'annonce de ces événements qui ne cessent de se répandre et de distiller dans nos esprits. Et peut-être se réjouissent-ils de la venue de ce jour du jugement qu'ils appellent de leurs vœux convaincus qu'ils sont du bon côté, qu'ils font partie des élus, de ceux qui n'ont rien à craindre parce qu'ils sont convaincus d'être dans la vérité de l'Évangile.

 

Une petite voix devant les grands événements

 

Dans ce grand vacarme, la petite voix de Jacques me touche plus profondément que les grands événements surnaturels de l'évangile de Luc.

 

La lettre de Jacques est un parent pauvre dans nos Églises de tradition luthéro-réformées. Vous savez sans doute que Martin Luther, tout à ses convictions sur la justification par la foi, considérait que l'épître de Jacques était une « épître de paille » et que l'on pouvait sans difficultés s'en passer et même la supprimer du Nouveau testament. Il pensait que le message de Jacques n'était pas cohérent avec le reste du message de l'Évangile tel qu'il se révèle dans le Nouveau testament. De ce jugement liminaire de Luther vient le fait que l’épître n'est quasiment jamais inscrite dans les plans de prédication. C'est d'ailleurs la première fois que je vous en parle depuis que nous cheminons ensemble.

 

Ce qui suscitait la colère de Luther contre Jacques, c'est que le message de cette lettre peut se résumer en une phrase : « il ne suffit pas de croire ! ». C'est explicite dans toute sa lettre. Jacques déclare « Comme le corps sans esprit est mort, de même la foi sans les œuvres est morte » (Jq 2,26). l'image est facile à comprendre, elle est simple et efficace. À la radicalité de Luther qui considérait que les œuvres ne sont rien et que seule compte la foi, une fois pour toute, et que si l'on croit au Seigneur Jésus nous serons sauvés, Jacques oppose une simple évidence : la foi n'a aucune intérêt, aucun sens si elle ne se concrétise pas par des œuvres bonnes. Mais des œuvres qui n'ont plus rien à voir avec les œuvres de la religion juive ou de la religion romaine. C'est là que se trouve le hiatus, le point noir qui a brouillé le regard de Luther. Luther se bat contre une Église qui impose un chemin de sacrifices et d'action pieuses.

 

L'Église du temps de la Réforme protestante a failli. Elle a échoué dans sa mission de sanctification des peuples. Elle s'est corrompue dans l'exploitation de la misère et l'acceptation de l'inégalité des hommes au nom d'une prétendue « loi naturelle » qui veut qu'il y ait des nobles et des vilains, des riches et des pauvres, des puissants et des serfs.

 

Que connaissaient les paysans révoltés en 1525 contre l'oppression de l'Église ? Une « guerre des paysans » dont nous avons bien discrètement en Église célébré le 500e anniversaire et dont nous avons même perdu le souvenir des massacres de Saverne et de Lupstein en mai 1525[1]. Quel bien leur venait de ces abbayes si nombreuses, Marmoutier ou Murbach ? Si ce n'est taxes, dîmes et litiges, scandales et misères ? Face à une Église qui marchandait le salut, en avait fait un objet de transaction et d'oppression, imposait des « œuvres bonnes », sous entendu « profitables » pour elle, la protestation de Luther était légitime : la foi et la foi seule, Sola fide, la foi sans les œuvres qui ne sont rien.

 

Forcément quant Jacques déclare « montre-moi ta foi sans les œuvres, et moi, par mes œuvres, je te montrerai ma foi » (Jq 2,18) Luther ne pouvait tolérer une telle contradiction qui était d'ailleurs utilisée par ses adversaires.

 

Course de fond ou de vitesse ?

 

Mais il y a encore une autre raison qui explique le rejet de Jacques par Luther et c'est justement ce que dit Jacques dans notre texte d'aujourd'hui. Vous savez que non seulement Luther affirmait le salut par la foi seule et sans les œuvres, mais aussi qu'il était profondément millénariste. C'est-à-dire qu'il était persuadé que très bientôt, le Fils de l'homme allait revenir sur les nuées et séparer les élus des réprouvés. C'est de là que lui venait le sentiment de l'urgence de la situation mais aussi la tranquille assurance de sa foi. Devant l'empereur ou le pape, il ne voyait que des puissances temporaires dont le pouvoir allait disparaître d'un instant à l'autre. Il faut donc se lever, se dresser au nom de la foi.

 

Forcément quand Jacques, à l'inverse dit « prenez patience, affermissez vos cœurs » justement parce que « l’avènement du Seigneur est proche », il passe aux yeux de Luther pour un mou, pour un lâche. Quelqu'un qui incite à la patience passe toujours pour un modéré, un timoré, un tiède. Or les apocalypses ne supportent pas les tièdes et de même les millénaristes. Et la radicalité luthérienne ne tolère pas les modérés. À l'endurance que préconise Jacques, Luther préfère le sprint final, celui qui attire le regard et suscite l'adhésion des foules.

 

Et surtout, Jacques commet le péché mortel aux yeux de Luther. Au lieu de prendre exemple sur Jésus le Christ, Jacques s'appuie sur l'exemple des prophètes qui ont parlé au nom de Seigneur. Autrement dit, Jacques se réfère à ce qui était avant Jésus, avant le Christ alors que pour Luther, le Christ est le point de départ et que tout ce qu'il y a avant n'a de valeur que si cela se rapporte au Christ. Au sprinteur Luther, Jacques oppose l'endurance ; au chrétien farouche, Jacques rappelle que Dieu s'est déjà révélé par les prophètes et qu'il faut revenir à eux.

 

Or que nous disent les prophètes ? Quelle est la parole qu'ils portent pour nous aujourd'hui comme ils la portaient pour les chrétiens de l'école de Jacques ? Nous l'avons entendu dans le texte d'Ésaïe. Bruits de fureur et de colère, bruits de montagnes qui s'effondrent : « Ah si tu déchirais les cieux et si tu descendais, les montagnes s'ébranleraient devant toi » (És. 63,19). On retrouve là les mêmes accents que dans l'Évangile, la même vision de cette intervention surnaturelle mais avec un contre-point : « tu allais à la rencontre de celui qui pratiquait la justice avec joie (…) mais tu t'es indigné parce que nous avons péché. » (És.64,4).

 

« Nous avons péché ! » voilà ce que ne peut entendre Luther. Bien sûr qu'il sait que nous sommes pécheurs mais pour lui comme pour Calvin d'ailleurs et tous les réformateurs, notre péché est lié à notre nature humaine, à la faute originelle et non pas à une action volontaire dont nous pourrions être tenus pour responsables. Nous sommes ainsi faits que nous sommes pécheurs et avons besoin de la grâce de Dieu pour être sauvés, voilà le point de la Réforme.

 

Élargir l'espace de notre cœur

 

Ce qui n'est pas du tout le sujet de Jacques. Luther a cru voir en Jacques un adversaire. Il voyait en Jacques un défenseur du libre arbitre, quelqu'un qui affirmait que nous avons la possibilité de choisir entre faire le bien et faire le mal, de pratiquer la justice avec joie ou de se complaire dans le péché. Ce qui est exactement la position défendue par les autres adversaires de Luther et des réformateurs, les humanistes et le premier d'entre eux, Érasme de Rotterdam qui lui, contrairement à Luther aimait beaucoup Jacques et sa foi se concrétisant dans les œuvres. Érasme en tirait les principes d'une éthique universelle et d'une primauté de l'action sur la foi seule.

 

Or Jacques s'adresse à des chrétiens ; à des hommes et à des femmes de son temps comme du notre aujourd'hui qui ont été d'une manière ou d'une autre saisis par le Christ et qui ont reçu dans le baptême et par leur foi l'esprit du Christ. Et c'est au nom de cet Esprit qu'ils vivent, que nous vivons, désormais en nouveauté de vie selon d'autres critères que le sens commun des nations.

 

C'est la raison pour laquelle, et n'en déplaise à Luther malgré tout le respect que nous lui devons nous pouvons exprimer notre foi en pratiquant la justice avec joie. Que nos œuvres, qui ne sont bien sûr plus les œuvres pieuses imposées par le temple juif ou par l'Église romaine, sont une manifestation, une expression, une conséquence de notre foi et que nous pouvons dire avec Jacques, de même qu'un corps sans esprit est mort, de même notre foi serait morte si elle n'était portée par l'Esprit qui nous pousse à agir pour le bien du monde qui nous entoure.

 

Un dernier mot sur la patience, l'endurance à laquelle Jacques nous invite : elle est comparée à celle du laboureur qui attend que germe la moisson, qui veille avec soin sur son champ comme nous avons à veiller avec soin sur le champ qu'est notre vie, qu'est notre quotidien et qu'est notre environnement, ce qui nous entoure et nous nourrit. De même qu'un laboureur qui n'aurait rien semé serait idiot d'attendre que quelque chose pousse. De même si nous ne semons pas autour de nous des paroles, des actes et des signes de compassion et d'attention, nous serions idiots d'attendre quoi que ce soit. De même que la moisson ne pousse pas toute seule mais qu'il y faut l'effort des hommes, ainsi le monde ne changera pas si nous n'y mettons la main.

 

La patience de Jacques n'est pas une passivité, une attente que le train arrive ; c'est un travail, un effort constant, contre tout ce qui nous pèse, nous empêche ou nous énerve, nous retire du nerf et de la joie à l'ouvrage. « Affermissez vos cœurs » ne signifie pas « endurcissez vos cœurs » mais bien « rendez vos cœurs solides, accueillants et compatissants pour consoler, encourager, soutenir ».

 

Le mot que Jacques utilise et qui est traduit par « patience », le mot macrothumia est un mot magnifique. Il est formé du mot thumos et du mot macro. « Macro » nous savons tous ce que cela veut dire, c'est l'inverse de « micro », c'est large, c'est grand, c'est haut. Et « thumos » c'est l'âme, le souffle de vie, le cœur, là où siègent nos passions, nos volontés, nos désirs, nos convictions et la première d'entre elles, notre foi. Quand Jacques nous invite à la patience, il nous demande d'avoir un cœur aussi large que possible, aussi largement ouvert qu'est le cœur de Dieu pour nous.

 

C'est pour cela qu'il conclut en rappelant la compassion et la miséricorde de Dieu (v. 11). « Prenez patience » c'est une manière bien fade de traduire ce que Jacques veut dire comme le serait une autre traduction qui dirait « endurez » comme une enclume endure le marteau ou qui dirait « résistez » comme un fer résiste à ce qui le frappe. Au contraire, prendre patience au sens de Jacques, c'est élargir son cœur à la mesure du Christ, c'est avoir la même compassion pour le monde que la sienne, c'est avoir la même miséricorde active que celle que Dieu a eu pour nous, c'est « en-durer », c'est-à-dire inscrire dans la durée, dans le temps et dans l'espace, dans la chair et dans la vie, l'esprit du Christ qui nous anime, nous porte et nous soutient. Alors oui, j'espère que vous aurez compris pourquoi la petite voix de Jacques m'aura plus inspiré aujourd'hui pour que nous élargissions toujours l'espace de notre âme et le volume de notre cœur.



Roland Kauffmann

 


[1]    Voir à ce sujet l'extraordinaire documentaire 1525, la révolution oubliée. Porté par des illustrations originales de John Howe, le film retrace l’histoire de la « guerre des Paysans ». Durée : 52 minutes – Réalisation : Alexis et de Yannis Metzinger – Production : Carigo Films avec la participation de France Télévisions : https://www.youtube.com/watch?v=y4d9H4ZxfJw

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